La
loi des gènes
Richard
Dawkins Article
tiré de la revue Pour la Science, Dossier L'Évolution,
Janvier 1997
Pourquoi
la vie? Parce qu’elle assure la survie des gènes.
Charles Darwin ne pouvait « imaginer qu’un Dieu bienfaisant
et tout-puissant aurait volontairement créé
les Ichneumonidés, avec le dessein arrêté
que ces insectes assurent leur subsistance en parasitant
l’intérieur du corps vivant des chenilles ».
On retrouve ce comportement macabre des Ichneumonidés
chez d’autres guêpes, notamment chez les guêpes
fouisseuses étudiées par le naturaliste Jean
Henri Fabre. Ce dernier rapporte qu’avant de déposer
son œuf dans une chenille, la guêpe fouisseuse femelle
prend soin d’introduire son aiguillon dans chaque ganglion
du système nerveux central de sa proie, afin de paralyser
l’animal sans le tuer : ainsi la viande reste fraîche
pour les larves à venir.
Les
guêpes parasites maximisent les chances de survie
de leur ADN en devenant les prédateurs de chenilles
: une guêpe femelle dépose un oeuf dans
une chenille préalablement paralysée à
l’aide de son aiguillon et, après éclosion,
la larve mange la chenille vivante.
On ignore si la guêpe anesthésie ainsi la
chenille ou si son venin, tel du curare, sert seulement
à immobiliser la victime. Dans ce dernier cas, la
proie peut avoir conscience d’être dévorée
vivante de l’intérieur, mais ne peut bouger le moindre
muscle pour s’y opposer. Cela paraît d’une cruauté
barbare, mais nous verrons que la nature n’est pas cruelle
: elle est simplement indifférente. Cette leçon
est l’une des plus terribles qui soit pour l’Homme. Nous
ne pouvons accepter que la Nature ne soit ni bonne ni mauvaise,
qu’elle ne soit ni cruelle, ni bienveillante, mais simplement
inaccessible à la pitié : indifférente
à toute souffrance et sans but.
Notre espèce est toujours en quête de la finalité.
Il nous est difficile d’observer quelque chose sans en chercher
l’utilité, sans nous demander quelle en est la cause
ou la finalité. Le désir de trouver une explication
à toute chose paraît naturel chez un animal
qui vit entouré de machines, d’œuvres d’art, d’outils
ou d’autres objets fabriqués, mais chez qui les pensées
dominantes sont consciemment tournées vers ses propres
buts et projets. Bien que les voitures, les ouvre-boîtes
ou les tournevis aient manifestement une fonction, la recherche
d’une utilité ou d’une finalité n’est pas
toujours légitime ni sensée. Pour des objets,
on peut demander : «Quelle est sa température
? » ou « Quelle est sa couleur? » mais
cela n’a pas de sens de s’interroger sur la température
ou la couleur de la jalousie ou de la prière. De
même, on peut se demander à quoi servent les
garde-boue d’une bicyclette ou le barrage de la Rance, mais
la question de l’utilité ne s’impose pas dans le
cas d’un galet, de l’adversité, du mont Everest ou
de l’Univers. Aussi sincèrement que ces questions
puissent avoir été formulées, elles
sont hors de propos. Contrairement aux roches, les organismes
vivants et leur organes sont des objets qui paraissent «prédestinés
». De nombreux théologiens, de Thomas d’Aquin
à William Paley, ont supposé que le vivant
a une finalité. Paley, théologien anglais
du XVIIIe siècle soutenait que, si un objet aussi
simple qu’une montre ne pouvait être réalisé
que par un horloger, à plus forte raison les créatures
vivantes, bien plus complexes, ne pouvaient résulter
que d’une conception divine. Les créationnistes modernes
ont repris ce thème du Grand Horloger sous une forme
plus actuelle.
Le mécanisme qui a engendré les ailes, les
yeux, les becs, les instincts de nidation et tous les autres
éléments de la vie en donnant l’impression
qu’ils ont été créés dans un
dessein déterminé est aujourd’hui bien connu
: c’est la sélection naturelle, exposée par
Darwin. Darwin a imaginé que les organismes vivant
aujourd’hui n’existent que parce que leurs ancêtres
possédaient des caractères qui ont favorisé
leur survie et celle de leur progéniture; les individus
moins bien adaptés mouraient en laissant moins de
descendants, voire aucun. Aussi surprenant que cela paraisse,
notre compréhension de l’évolution ne date
que d’un siècle et demi. Avant Darwin même
les personnes cultivées qui avaient cessé
de s’interroger sur le pourquoi des roches, des fleuves
ou des éclipses trouvaient encore légitime
de poser cette question au sujet des créatures vivantes.
Aujourd’hui, seuls ceux qui ignorent 1a science en sont
encore là... mais ces « seules » personnes
sont la majorité de la population mondiale.
Dans la théorie darwinienne, la sélection
naturelle favorise la survie et la reproduction des individus
les mieux adaptés. Autrement dit, elle favorise leurs
gènes, qui se reproduisent et se transmettent à
de nombreuses générations. Bien que ces deux
formulations soient équivalentes, le « point
de vue du gène » a plusieurs avantages
que l’on perçoit clairement si l’on considère
deux concepts techniques : l’ingénierie inverse et
la fonction d’utilité. L’ingénierie inverse
se ramène au raisonnement suivant : vous êtes
ingénieur, et vous avez devant vous un objet que
vous ne connaissez pas. Vous supposez alors que cet objet
a été conçu pour exercer une fonction,
et vous le démontez et l’analysez pour essayer de
comprendre le problème qu’il est censé résoudre.
Vous vous posez alors des questions telles que : « Si
j’avais voulu fabriquer une machine ayant telle fonction,
aurais-je réalisé cet objet précis?
» ou bien : « Cet objet pourrait-il être
une machine qui a telle fonction? »
La règle à calcul, sceptre des ingénieurs
jusqu’aux années 1950, est aujourd’hui un objet aussi
désuet que n’importe quel outil de l’Âge du
bronze. Un archéologue des siècles à
venir qui trouverait une règle à calcul et
chercherait sa fonction remarquerait d’abord qu’elle permet
de tracer des lignes droites ou de tartiner du beurre. Toutefois,
les éléments coulissants centraux sont inutiles
sur les règles ou les couteaux à beurre. En
outre, les graduations logarithmiques sont disposées
trop méticuleusement pour être le fruit du
hasard. Il viendrait alors à l’esprit de cet archéologue
du futur qu’à un âge précédant
celui des calculateurs électroniques, cet objet mettait
en œuvre un procédé ingénieux pour
effectuer rapidement des multiplications et des divisions.
Le mystère de la règle à calcul serait
ainsi résolu par l’ingénierie inverse, en
faisant l’hypothèse que cet objet résulte
d’une conception intelligente et économe.
La fonction d’utilité, d’autre part, est un concept
technique employé en économie : un individu
maximise sa fonction d’utilité, laquelle représente
sa satisfaction. Les économistes et les sociologues
sont comparables aux architectes et aux physiciens, en ce
qu’ils cherchent eux aussi à optimiser un facteur.
Les utilitaristes s’efforcent de tendre vers « le
plus grand bonheur pour le plus grand nombre ».
D’autres, égoïstement, cherchent à accroître
leur propre bonheur au détriment du bien-être
général. Si vous soumettez l’attitude de tel
ou tel gouvernement à une analyse par ingénierie
inverse, vous conclurez parfois qu’il cherche à optimiser
l’emploi et le bien-être national ; pour un autre
pays, la fonction d’utilité sera, par exemple, la
durée du mandat présidentiel, la richesse
d’une famille gouvernante, la stabilité au Moyen-Orient
ou, encore, le maintien des prix du pétrole. On peut
imaginer des fonctions d’utilité variées :
aussi comprend-on parfois difficilement ce que visent les
individus, les entreprises ou les gouvernements.
La construction
d’un guépard
Les
« MACHINES À SURVIE » que sont
les créatures vivantes servent à propager
l’ADN. Le guépard est un bon exemple d’une
telle machine.
Dans le cas des êtres vivants, de nombreuses fonctions
d’utilité sont envisageables, mais nous verrons
qu’elles se réduisent toutes à une seule.
Imaginons que les êtres vivants ont été
créés par un ingénieur divin et essayons
de découvrir, par ingénierie inverse, ce
que cet ingénieur a tenté d’optimiser :
quelle est la fonction d’utilité de Dieu? Les guépards
sont un exemple parfait de créatures qui semblent
conçues pour un but précis, de sorte que
nous devrions facilement découvrir, par ingénierie
inverse, leur fonction d’utilité. Tout en eux semble
étudié pour tuer des gazelles : les dents,
les griffes, les yeux, le museau, les muscles des pattes,
la colonne vertébrale, le cerveau semblent être
exactement comme si Dieu, en créant les guépards,
avait voulu leur permettre de tuer le plus grand nombre
de gazelles. D’autre part, l’ingénierie inverse
appliquée aux gazelles révèle de
façon tout aussi convaincante qu’elles sont créées
pour survivre et faire jeûner les guépards.
On pourrait croire que les guépards et les gazelles
ont été conçus par deux divinités
concurrentes. Car si l’on ne doit qu’à un seul
Créateur le tigre et l’agneau, le guépard
et la gazelle, à quoi joue-t-il? Est-il un sadique
qui se réjouit de jeux sanglants ? Tente-t-il d’éviter
la surpopulation des mammifères en Afrique.»
Ce sont là des fonctions d’utilité toutes
vraisemblables... mais toutes fausses.
La
diversité du vivant est un signe de l’inventivité
de l’ADN, qui met en œuvre des techniques originales pour
maximiser ses chances de survie. Par exemple, les muscles
d’une patte de guépard permettent à celui-ci
de poursuivre les gazelles ; de leur côté,
les gazelles sont bien équipées pour échapper
aux guépards. Dans ce combat mortel les deux animaux
font tout pour tenter d’assurer leur survie.
La véritable fonction d’utilité de la vie,
ce vers quoi tout tend dans la nature, c’est la survie de
l’ADN. Or, celui-ci n’est pas libre : enfermé dans
des organismes vivants, il doit employer les moyens d’action
qui sont à sa disposition. Les séquences génétiques
présentes dans le corps des guépards maximisent
leur chance de survie en poussant les guépards à
tuer les gazelles. Les gènes présents dans
le corps des gazelles accroissent leur chance de survie
en poussant leur « machine à survie »
vers un but opposé. La même fonction d’utilité
– la survie de l’ADN – explique simultanément la
« finalité » du guépard et celle
de la gazelle.
Ce principe explique toute une série de phénomènes
qui, autrement, seraient déconcertants. Par exemple,
dans de nombreuses espèces animales, les mâles
se livrent des combats épuisants et souvent risibles
pour attirer les femelles ; leurs investissements en «
beauté » semblent tout aussi superflus et pesants.
Ces rituels d’accouplement font parfois penser aux concours
de beauté, mais ce sont les mâles qui paradent.
Les lieux de parades d’oiseaux tels que le coq de bruyère
ressemblent aux podiums où l’on élit les Miss
: ce sont de petits terrains qu’utilisent les oiseaux mâles
pour venir se pavaner devant les femelles. Celles-ci viennent
observer les démonstrations fanfaronnes d’un certain
nombre de mâles avant d’en choisir un pour s’accoupler.
Les mâles des espèces pratiquant cette parade
sont souvent dotés d’une ornementation bizarre qu’ils
affichent tout en effectuant de remarquables saluts, révérences
et bruits étranges. Les termes « bizarre »,
« remarquable », « étrange
» sont des jugements de valeur tout à fait
subjectifs : le coq de bruyère mâle, qui se
livre à des danses pompeuses, en faisant des bruits
de bouchon qui saute, ne paraît probablement pas étrange
aux femelles de sa propre espèce, et c’est là
l’essentiel. Dans certains cas, les canons de beauté
des oiseaux femelles coïncident avec les nôtres
: cela donne le paon ou l’oiseau de paradis.
La fonction
de la beauté
Le chant du rossignol, la queue des faisans, les nuances arc-en-ciel des poissons
des récifs tropicaux sont des solutions au problème
de maximisation de la fonction d’utilité qu’est la
beauté, mais cette beauté n’est pas destinée
– sauf par accident – à réjouir les Hommes.
Si le spectacle de la nature nous plaît, c’est accessoire.
Les gènes des mâles qui séduisent les
femelles sont transmis aux générations suivantes.
Une seule fonction d’utilité peut rendre compte de
tant de beautés : cette grandeur dont chaque manifestation
du monde vivant recherche l’optimisation, c’est toujours
la survie de l’ADN ; c’est elle qui est responsable de toutes
les caractéristiques que vous essayez d’expliquer.
Les
caractéristiques physiques utilisées
dans le cadre des rituels d’accouplement sont aussi
spécialisées que celles utilisées
pour la chasse. Beaucoup d’oiseaux, tel le faisan
de l’Himalaya, et certains poissons comme le Diagramme
oriental affichent des couleurs vives afin d’attirer
les partenaires et d’assurer la reproduction de leur
ADN.
Cette fonction rend également compte d’excès
mystérieux. Les paons, par exemple, sont alourdis
d’une parure si encombrante qu’elle pourrait les empêcher
de travailler, pour peu qu’ils en soient tentés,
ce qui, en fait, n’est pas le cas. Les oiseaux chanteurs
mâles dépensent des quantités considérables
de temps et d’énergie à chanter : non seulement
leurs chants attirent les prédateurs, mais cette
activité leur fait perdre de l’énergie, et
du temps qui pourrait être utilisé à
reconstituer cette énergie. Un étudiant en
biologie, spécialiste des roitelets, racontait qu’un
de ses oiseaux mâles avait chanté jusqu’à
en mourir. N’importe quelle fonction d’utilité qui
viserait la prospérité durable de l’espèce,
ou même la survie individuelle d’un mâle particulier,
mettrait un frein à tant de chants, à tant
de parades, à tant de luttes.
Or, on explique facilement ces comportements lorsque l’on
considère la sélection naturelle du point
de vue des gènes et non plus uniquement dans l’optique
de la survie et de la reproduction des individus. La survie
de l’ADN étant la fonction d’utilité du roitelet
qui chante, rien ne peut arrêter la transmission d’un
ADN qui n’a d’autre effet bénéfique que de
rendre les mâles beaux aux yeux des femelles. Si certains
gènes donnent aux mâles des qualités
que les femelles de leur espèce trouvent à
leur goût ces gènes survivront bon gré
mal gré, même s’ils mettent en péril
certains individus.
Nous avons tendance à supposer que la « prospérité
» doit être celle du groupe, que le «
bien-être » est nécessairement celui
de toute la société, de l’espèce ou
même de l’écosystème. La fonction d’utilité
de Dieu, telle qu’on peut la concevoir d’après l’observation
des mécanismes de la sélection naturelle,
semble aux antipodes de ces visions utopiques. Il existe
bien des occasions où des gènes tendent vers
leur prospérité personnelle en programmant
une coopération désintéressée
entre organismes ou même l’autodestruction de l’organisme
qui les abrite. La prospérité du groupe, quant
à elle, n’est jamais une orientation majeure : c’est
toujours une conséquence fortuite.
Cette hypothèse de l’égoïsme des gènes
explique également des excès du règne
végétal. Pourquoi les arbres des forêts
sont-ils si grands? Parce qu’ils visent à dépasser
les arbres rivaux. Une fonction d’utilité «
judicieuse » aurait conduit à ce que les arbres
soient tous de petite taille : ils bénéficieraient
ainsi chacun de la même quantité de lumière
solaire, avec une dépense énergétique
bien moindre, Si tous les arbres étaient petits,
la sélection naturelle ne pourrait faire autrement
que de favoriser celui qui aurait poussé un peu plus
haut que les autres.
La hauteur optimale se trouvant ainsi
relevée, d’autres arbres se mettraient à
en faire autant : rien n’arrêterait la course
à la hauteur, jusqu’à ce que les arbres
soient devenus exagérément grands. Toutefois,
cette croissance ne paraît exagérée
et ridicule que si l’on juge avec des critères
d’économie et de rationalité, en ne
pensant qu’à une efficacité maximale
plutôt qu’à la survie de l’ADN.
De tels effets se retrouvent dans les sociétés
humaines. Dans une réception, par exemple,
chacun s’égosille pour se faire entendre de
son interlocuteur, mais si tous se mettaient d’accord
pour chuchoter ils s’entendraient tout aussi bien,
en fatiguant moins leur voix.
Les
plantes, également, entrent en compétition
afin de se ménager de meilleures occasions de
se reproduire : les forêts tropicales humides
s’étirent vers le ciel parce que chaque arbre
cherche à obtenir plus de lumière que
ses congénères, ce qui lui permettra de
se propager.
Malheureusement, ce genre d’accords ne s’obtient que sous
la contrainte. Il y a toujours quelqu’un pour rompre égoïstement
l’accord en parlant un peu plus fort, si bien que les uns
et les autres finissent par en faire autant. Un équilibre
stable n’est atteint que lorsque chacun crie au maximum de
ses possibilités, c’est-à-dire beaucoup plus
fort qu’il n’est nécessaire, d’un point de vue rationnel.
Une fois de plus, une coopération avec une certaine
dose de contrainte est compromise par son instabilité
intrinsèque. La fonction d’utilité de Dieu est
rarement le plus grand bien possible pour le plus grand nombre
d’individus. Au contraire, elle trahit son origine en faisant
naître une bousculade désordonnée pour
un profit personnel.
Un univers
d’indifférence
Revenons à notre pessimisme initial : l’optimisation
de la survie de l’ADN n’est pas une recette du bonheur.
Du moment que l’ADN est transmis, il importe peu que sa
transmission se fasse au détriment de quelqu’un ou
de quelque chose. Les gènes ne se préoccupent
pas de la souffrance, parce qu’ils ne se préoccupent
de rien.
Pour les gènes de la guêpe fouisseuse, il
est préférable que la chenille soit vivante
et fraîche, lorsqu’elle est dévorée,
quelle que soit sa souffrance. Si la Nature était
bienveillante, elle aurait fait au moins une concession
mineure en prévoyant d’anesthésier les chenilles
avant qu’elles ne soient dévorées vivantes
de l’intérieur. La Nature n’est ni bienveillante
ni malveillante ; elle n’est ni un adversaire ni un partisan
de la souffrance. La Nature ne s’intéresse pas à
une souffrance plus qu’à une autre, sauf si elle
a des conséquences sur la survie de l’ADN. On pourrait
imaginer, par exemple, l’existence d’un gène qui
calmerait les gazelles lorsqu’elles sont en train de souffrir
d’une morsure mortelle. La sélection naturelle favoriserait-elle
ce gène? Sans doute pas, à moins que le fait
de tranquilliser ainsi une gazelle n’augmente les chances
de transmission de ce gène aux générations
suivantes. Comme il est difficilement imaginable qu’il en
soit ainsi, nous devons supposer que les gazelles connaissent
une angoisse et des souffrances terribles lorsqu’elles sont
poursuivies à mort, ce qui est le lot de beaucoup
d’entre elles.
La quantité totale de souffrance qui est vécue
chaque année dans le monde naturel défie toute
observation placide : pendant la seule minute où
j’écris cette phrase, des milliers d’animaux sont
mangés vivants ; d’autres, gémissant de peur,
fuient pour sauver leur vie ; d’autres sont lentement dévorés
de l’intérieur par des parasites ; d’autres encore,
de toutes espèces, par milliers, meurent de faim,
de soif ou de quelque maladie. Et il doit en être
ainsi. Si jamais une période d’abondance survenait,
les populations augmenteraient jusqu’à ce que l’état
normal de famine et de misère soit à nouveau
atteint.
Dans un univers peuplé d’électrons et de
gènes égoïstes, de forces physiques aveugles
et de gènes qui se répliquent, des personnes
sont meurtries, d’autres ont de la chance, sans rime ni
raison, sans qu’on puisse y déceler la moindre justice.
L’univers que nous observons a très exactement les
caractéristiques attendues dans l’hypothèse
où aucune idée n’aurait présidé
à sa conception, aucun objectif, aucun mal et aucun
bien, rien d’autre qu’une indifférence excluant toute
compassion. Comme l’écrivait ce poète malheureux
que fut A. Housman :
La
Nature, qui est sans coeur et sans esprit
Ne
veut ni se soucier ni connaître.
L’ADN, lui non plus, n’est capable ni de sentiments ni
de connaissance. Il existe, c’est tout. Et c’est lui qui
nous impose sa loi.
LE
GRAND NIVELEUR
Pour
les organismes multicellulaires, l’une des façons
de maximiser les chances de survie de leur ADN consiste
à ne pas gaspiller d’énergie pour assurer
un fonctionnement prolongé de leurs organes.
Les constructeurs d’automobiles agissent de même.
Nicholas Humphrey, de l’Université de Cambridge,
raconte qu’Henry Ford, le saint patron du rendement
industriel, chargea un jour une équipe d’explorer
les dépôts de pièces usagées
de voitures dans toute l’Amérique pour vérifier
s’il n’existait pas des pièces de la Ford Modèle
T qui n’auraient jamais montré de défaut.
Ses inspecteurs revinrent avec des rapports sur presque
toutes les sortes de pannes concernant des axes, des
freins, des pistons, etc. : toutes ces pièces
étaient responsables de quelques défauts
de fonctionnement. À une remarquable exception
près, soulignée dans les rapports :
dans toutes les voitures usagées, les chevilles
maîtresses auraient eu bien des années
supplémentaires de bon fonctionnement. Avec
une logique implacable, Ford conclut que ces pièces-là,
sur la Ford Modèle T, étaient de trop
bonne qualité pour l’usage qu’on leur demandait
et exigea qu’à l’avenir elles soient fabriquées
avec des spécifications moins rigoureuses.
LA
FORD MODÈLE T, tout comme les êtres
vivants, n’était pas destinée
à durer éternellement C’est pourquoi
il aurait été ridicule de gaspiller
de l’argent en l’équipant de pièces
indestructibles.
Sans
doute n’avez-vous, comme moi, qu’une idée assez
vague du rôle technique des chevilles maîtresses
mais là n’est pas la question. Elles sont l’une
des pièces nécessaires au fonctionnement
des voitures, et la réaction apparemment brutale
de Ford était, en fait, on ne peut plus logique.
L’autre solution possible était d’améliorer
toutes les autres pièces de la voiture pour les
amener aux normes de qualité des chevilles maîtresses.
Dans ce cas, la voiture construite par Ford n’aurait
plus été un Modèle T, mais une
Rolls-Royce, ce qui n’était pas le but de l’opération.
Il est tout à fait respectable de construire
une voiture telle qu’une Rolls-Royce, et il en est de
même pour un Modèle T, mais à un
prix différent. L’astuce consiste à être
certain que toute la voiture est construite aux normes
de qualité d’une Rolls-Royce ou au contraire
à celles d’un Modèle T. La pire solution
est la réalisation d’une voiture hybride, dont
certaines pièces ont la qualité du Modèle
T et d’autres celle requise pour une Rolls-Royce, car
la voiture sera hors d’usage lorsque la plus vulnérable
de ses pièces lâchera, et l’argent dépensé
pour la fabrication des pièces de haute qualité,
qui n’auront pas eu le temps de s’user, sera gâché.
La
Ieçon donnée par Ford est applicable
avec encore plus de pertinence aux corps vivants qu’aux
voitures, car, dans celles-ci, les différents
éléments peuvent, dans certaines limites,
être remplacés par des pièces
détachées. Les singes et les gibbons,
qui passent leur vie dans les hauteurs des arbres,
courent en permanence le risque de tomber et de se
rompre les os. Supposons que nous ayons chargé
une équipe d’examiner le corps des gibbons
et d’évaluer la fréquence de rupture
de chacun des os principaux. S’il apparaissait, par
exemple, que chaque os s’est brisé au moins
une fois, sauf le péroné (ce petit os
qui est situé parallèlement au tibia),
qui jamais ne se serait cassé chez aucun gibbon,
la consigne d’un Henry Ford de la Création
aurait alors été, sans hésitation,
de faire redessiner ce péroné avec une
norme de qualité inférieure.
C’est
ce que réalise la sélection naturelle
: des individus mutants, avec un péroné
de qualité inférieure et des caractéristiques
de croissance telles qu’une moindre quantité
du précieux calcium serait fourni à
cet os, pourraient utiliser le matériau ainsi
économisé pour épaissir d’autres
os de leur corps et atteindre alors la constitution
idéale où aucun os n’a plus de chance
qu’un autre de se rompre. Ou bien ces individus pourraient
utiliser le calcium ainsi économisé
pour produire davantage de lait et élever davantage
de jeunes. L’animal peut prélever en toute
sûreté une couche d’os sur son péroné,
au moins jusqu’au point où ce dernier présente
un risque de rupture à peu près égal
au risque de rupture de celui des autres os qui a
la plus grande durée de vie. L’autre solution
– la « solution de la Rolls-Royce », qui
consisterait à porter tous les autres organes
aux normes de qualité du péroné
– est beaucoup plus difficile à mettre en œuvre.
La sélection naturelle nivelle ainsi la qualité
aussi bien vers le haut que vers le bas, jusqu’à
ce qu’un équilibre satisfaisant soit obtenu
entre toutes les parties du corps. Vus sous l’angle
de la sélection naturelle, le vieillissement
et la mort sont les conséquences peu réjouissantes
de cette recherche d’équilibre. Nous sommes
les héritiers d’une longue lignée d’ancêtres
jeunes, dont les gènes assuraient la vitalité
au cours des années de reproduction, mais pas
la moindre provision de vigueur pour les années
suivantes. Jeunesse et santé sont indispensables
pour assurer la transmission et la survie de l’ADN.
En revanche, vivre un quatrième âge en
pleine forme n’est sans doute qu’un Iuxe, qui rappelle
tout à fait les chevilles maîtresses
de qualité supérieure du ModèleT.