«
Nous sommes des machines de survie – des véhicules
automatiques programmés aveuglément
pour la sauvegarde de molécules égoïstes
qu’on appelle les gènes. Cette vérité
me remplit toujours d’étonnement. »
RICHARD DAWKINS, Le Gène égoïste
Les
notices techniques des nouveaux gadgets sont une source
notoire de frustration. Il y manque toujours l’information
dont vous avez besoin. Vous tournez en rond, restez
en plan et avez immanquablement le sentiment que la
traduction du chinois a omis un détail essentiel.
Mais du moins, juste au moment où vous tombez
sur ce qui vous intéresse, les dites notices
n’insèrent-elles pas dans leur prose
cinq copies de L’Hymne à la joie de Schiller
ou un exemplaire dépareillé d’un
manuel sur la meilleure façon de seller son
cheval. Pas plus qu’elles ne vous imposent (normalement)
cinq copies d’un jeu complet d’instructions
sur la façon de construire une machine capable
de copier ce même jeu d’instructions.
Elles ne tronçonnent pas non plus les indications
qui vous importent en vingt-sept paragraphes séparés
par des pages entières d’inepties les
plus incongrues, de façon à vous décourager
de parvenir un jour au bout de votre quête.
Je viens pourtant de vous faire la description du
gène humain du rétinoblastome (Le
cancer de la rétine; N.d.T.), lequel,
autant que nous sachions, n’est jamais que le
type même du gène humain moyen :
vingt-sept brefs paragraphes de sens, truffés
de vingt-six longues pages de quelque chose d’autre.
Mère
nature nous a caché un sale petit secret dans
le génome. Chaque gène est bien plus
compliqué que nécessaire, découpé
en différents « paragraphes »
(les exons), séparés
par de longues séquences (les introns)
de matraquage verbal aléatoire et répétitif,
parfaitement absurde, dont certaines contiennent de
vrais gènes d’un type totalement différent
(et peu amène).
La
raison de ce fatras littéraire tient à
ce que le génome est un livre qui s’écrit
lui-même avec force rajouts, suppressions et
rectifications, depuis quatre milliards d’années.
Les documents qui s’écrivent eux-mêmes
ont des propriétés inhabituelles. En
particulier, ils ont une propension au parasitisme.
Les analogies en la matière sont forcément
tirées par les cheveux, mais essayez de vous
figurer un rédacteur de notices techniques
qui arrive tous les matins devant son ordinateur pour
entendre les vociférations de certains paragraphes
à son intention. Ceux qui hurlent le plus fort
l’obligent, sous peine de représailles,
d’inclure cinq autres copies d’eux-mêmes
dans la prochaine page qu’il va rédiger.
Les vraies instructions doivent rester là,
sous peine qu’on ne puisse jamais assembler
la machine, mais le manuel est encombré de
paragraphes voraces et parasitaires qui ont profité
de la pusillanimité du rédacteur.
En
fait, depuis l’avènement du courrier
électronique, l’analogie est moins scabreuse.
Supposez que je vous envoie l’e-mail suivant
: « Attention, il y a un méchant
virus dans les parages ; si vous ouvrez un message
dont le titre contient le mot “marmelade”,
cela effacera tout votre disque dur ! Veuillez transmettre
ce message à toutes les personnes que vous
pouvez contacter. » J’ai inventé
de toutes pièces cette histoire de virus ;
à ma connaissance, il n’y a pas d’e-mails
intitulés « marmelade »
en circulation. Mais j’ai incontestablement
gâché votre matinée en vous incitant
à envoyer tous azimuts mon avertissement. Le
virus, c’était mon e-mail.
Jusqu’ici,
chaque chapitre de ce livre a été consacré
à un gène ou des gènes, partant
du principe implicite que, dans le génome,
ce sont eux qui comptent. Les gènes, vous vous
souvenez, sont des fragments d’ADN qui contiennent
la recette des protéines. Seulement voilà
: 97 % de notre génome n’est
pas du tout constitué de gènes véritables.
Il héberge toute une ménagerie d’entités
bizarres qu’on a baptisées pseudogènes,
rétropseudogènes, satellites, minisatellites,
microsatellites, transposons et rétrotransposons
: toute la communauté de ce que les
Anglo- Saxons appellent l’ADN dépotoir
(« junk DNA ») ou parfois,
sans doute à meilleur escient, l’«
ADN égoïste ».
Une partie de cette population comprend des gènes
d’un type spécial, mais il ne s’agit
pour l’essentiel que de bouts d’ADN jamais
traduits dans la langue des protéines. Or l’histoire
de ce bric-à-brac a un lien naturel avec celle
des hostilités sexuelles relatées au
chapitre précédent. Voilà pourquoi
je consacre le présent chapitre à l’ADN
poubelle.
Cela
tombe bien, parce qu’en fait je n’avais
rien de très particulier à dire au sujet
du chromosome 8. Non pas qu’il s’agisse
d’un chromosome ennuyeux, qui par exemple ne
posséderait que quelques gènes. Simplement,
aucun des gènes déjà trouvés
sur le chromosome 8 n’a particulièrement
attiré l’attention de l’impatient
que je suis. (Le numéro 8 a été
relativement négligé pour un chromosome
de sa taille, et c’est l’un de ceux dont
la cartographie est la moins avancée.) On trouve
de l’ADN dépotoir dans tous les chromosomes.
Mais, paradoxalement, cet ADN qui « ne
sert à rien » est la première
composante du génome humain ayant trouvé
un usage effectif, pratique et quotidien dans le monde
humain. C’est lui qui fournit à la police
les empreintes génétiques.
Les
gènes sont les formules des protéines.
Mais toutes les formules de protéines ne sont
pas enviables. La formule la plus commune de l’ensemble
du génome est le gène qui code une protéine
baptisée transcriptase inverse
(La transcriptase inverse est une enzyme qui permet
à certains virus dont le matériel génétique
est fait d'ARN de transformer, dans la cellule qu'ils
parasitent, leur ARN en ADN que la cellule peut lire
-— note du prof). Il s’agit d’un
gène qui, du point de vue de l’organisme,
ne sert strictement à rien. Si, au moment de
la procréation, on enlevait soigneusement du
génome de quelqu’un, comme par magie,
tous les exemplaires du gène de cette transcriptase
inverse, la personne en question aurait de bonnes
chances d’être en meilleure santé,
de vivre plus longtemps et d’être plus
heureuse. En revanche, la transcriptase inverse est
vitale à un certain type de parasite. Elle
se rend particulièrement utile – voire
essentielle – à une partie du génome
du virus du sida : sans elle, le virus serait incapable
d’infester et de tuer ses victimes. Bref, ce
gène empoisonne l’existence des êtres
humains. Or c’est l’un des gènes
les plus courants du génome. Il existe à
des centaines d’exemplaires, sans doute même
des milliers, dispersés dans les différents
chromosomes humains. Que vient donc faire ici ce fichu
gène ?
Voyons
à quoi s’occupe la transcriptase inverse.
Cela nous donnera une piste. Elle jette son dévolu
sur un gène et en fait une copie, puis recopie
celle-ci en la version ADN initiale qu’elle
recolle dans le génome. Un billet aller-retour.
C’est par ce procédé que le virus
du sida peut introduire une copie de son propre génome
au sein de l’ADN humain pour mieux la dissimuler,
la préserver et la dupliquer ad libitum. Si
le génome humain est truffé d’exemplaires
du gène de la transcriptase inverse, c’est
parce que des « rétrovirus »
[virus à ARN] les y ont introduits il y a longtemps
ou relativement récemment. Le génome
comprend actuellement plusieurs milliers de génomes
viraux presque complets, dont la plupart sont aujourd’hui
inactifs ou dont il manque un gène majeur.
Ces « rétrovirus humains endogènes
», ou « Hervs » (abréviation
de human endogenous retroviruses), représentent
1,3 % de l’ensemble du génome.
Cela ne vous paraît peut- être pas énorme,
mais songez que les « vrais »
gènes n’en représentent que 3
%. Si la seule idée de descendre du singe offense
votre dignité, dites-vous que vous descendez
également des virus.
Pourquoi
ne pas supprimer les sureffectifs ? Le génome
viral pourrait se délester de la plupart de
ses gènes pour ne garder que celui de la transcriptase
inverse. Le parasite dûment dégraissé
pourrait dès lors échapper à
la corvée de sauter d’un individu à
l’autre par le biais de la salive ou des rapports
sexuels et se contenter de faire de l’auto-stop
au sein du génome de ses victimes au fil des
générations. On aurait un véritable
parasite génétique. Il en existe. De
tels « rétrotransposons »
sont d’ailleurs encore beaucoup plus courants
que les rétrovirus. Celui qu’on rencontre
le plus souvent est une séquence de « lettres
» dénommée LINE-1.
Il s’agit d’un « paragraphe
» d’ADN de 1 000 à 6 000 « lettres
», qui détient près de son centre
la formule complète de la transcriptase inverse.
LINE-1 ne se contente pas d’être très
fréquent – chaque exemplaire de
votre génome doit en détenir autour
de 100 000 répliques – mais c’est
une créature grégaire qui peut se répéter
plusieurs fois de suite dans le chromosome. Il représente
14,6 % de l’ensemble du génome,
cinq fois plus que les gènes « véritables
». Vertigineux. Les implications de ce phénomène
sont terrifiantes. Les LINE-1 détiennent leur
propre billet aller-retour. Un seul LINE-1 peut se
transcrire lui-même, fabriquer sa propre transcriptase
inverse, se servir de celle-ci pour obtenir une copie
ADN de lui-même puis l’insérer
dans le site génétique de son choix.
C’est sans doute de cette façon que les
exemplaires de LINE-1, au début, ont proliféré
à ce point. Autrement dit, ce « paragraphe
» répétitif ne doit sa présence
qu’à son talent à se reproduire
lui-même. Ni plus ni moins.
« La
puce a ses propres petites puces, lesquelles à
leur tour ont leurs propres petites puces qui les
harcèlent, et ceci à l’infini...
», disait le poète. S’il en va
de même pour les LINE-1, cela signifie qu’eux
aussi peuvent être parasités par des
séquences qui introduisent en leur sein les
répliques de leur propre gène de transcriptase
inverse. C’est ainsi qu’on trouve un « paragraphe
» encore plus courant que LINE-1 qu’on
appelle Alu. Chaque Alu comprend
entre 180 et 280 « lettres »
et semble particulièrement doué pour
se dupliquer lui-même en ayant recours à
la transcriptase inverse des autres. Le génome
humain comprend autour d’un million de séquences
Alu – soit environ 10 % du
« livre ».
Pour
des raisons encore mal élucidées, la
séquence Alu typique ressemble beaucoup à
un gène véritable, celui qui code un
élément de la machine à fabriquer
les protéines, le ribosome. Ce gène,
contrairement aux autres, détient ce qu’on
appelle un promoteur interne, c’est-à-dire
que son message « LISEZ-MOI » s’écrit
dans une séquence située au milieu du
gène. Ce qui lui permet de proliférer,
dans la mesure où il porte le signal de sa
propre transcription sans avoir besoin d’être
situé près d’une autre séquence
du même promoteur. Le résultat, c’est
que chaque séquence Alu est sans doute un « pseudogène
». Pour reprendre une métaphore qui a
fait ses preuves, les pseudogènes sont des
épaves de gènes, en
proie à la rouille, qui présentent une
avarie au-dessous de la ligne de flottaison sans doute
causée par une mutation d’importance.
Ces épaves génétiques reposent
désormais au fond de l’océan génomique,
de plus en plus gagnées par la rouille (c’est-à-dire
victimes d’une accumulation de mutations) au
point de ne même plus ressembler au gène
qu’elles furent un jour. Il y a ainsi un gène
d’aspect plutôt quelconque sur le chromosome
9, qui, si vous le copiez puis cherchez dans le génome
les séquences qui lui ressemblent, vous donnera
quatorze sites sur onze chromosomes différents :
quatorze carcasses fantômes ayant sombré
depuis longtemps. Il s’agissait, jadis, de copies
redondantes du même gène, lesquelles,
l’une après l’autre, ont muté
et ont cessé de servir. Le même phénomène
pourrait bien s’appliquer à la plupart
des gènes – en ce sens que pour
tout gène en état de marche on trouve
une poignée de ses copies décaties quelque
part dans le génome. Ce qu’il y a de
particulièrement intéressant chez les
quatorze épaves précédentes,
c’est qu’on les a trouvées non
seulement chez les humains, mais également
chez les singes. Trois des pseudogènes humains
ont sombré à la suite de la séparation
des singes du vieux monde et ceux du nouveau monde.
Ce qui signifie, ajoutent les chercheurs en retenant
leur souffle, que ces pseudogènes actuels ont
été relevés de leurs fonctions
codantes il y a « seulement »
trente-cinq millions d’années.
Alu
a connu une prolifération débridée,
mais sans doute à une époque relativement
plus récente. On ne trouve les séquences
Alu que chez les primates, réparties en cinq
différentes familles dont certaines ne sont
apparues que depuis notre séparation d’avec
les ancêtres des chimpanzés (c’est-à-dire
au cours des cinq derniers millions d’années).
D’autres animaux présentent des séquences
répétitives de nature différente
: les souris en ont une baptisée B1.
Tous
ces LINE-1 et Alu représentent en fait une
découverte majeure et inattendue. Le génome
est jonché, on pourrait dire encrassé,
de virus analogues aux virus informatiques, de séquences
d’ADN égoïstes et parasitaires qui
existent pour la simple raison qu’elles savent
s’autodupliquer. Nous sommes infestés
de messages numériques nous mettant en garde
contre « marmelade ». 35
% de l’ADN humain, ou peu s’en faut, consiste
en différentes formes d’ADN égoïste,
ce qui signifie que la duplication de nos gènes
consomme 35 % plus d’énergie qu’il
n’est nécessaire. Notre génome
a sérieusement besoin d’un bon vermifuge.
Personne
ne s’était douté de cela. Personne
n’avait prévu que la lecture du code
de la vie nous révélerait à quel
point celui-ci se faisait exploiter, pratiquement
sans défense, par des intérêts
égoïstes. Encore que nous aurions dû
le subodorer, au vu du parasitisme qui se pratique
à tous les autres niveaux de la vie. Les vers
prolifèrent dans les intestins des animaux,
les bactéries dans leur sang, les virus dans
leurs cellules. Alors, pourquoi pas les rétrotransposons
dans les gènes ? D’autant qu’au
cours des années 1970 bon nombre de biologistes
évolutionnistes, en particulier ceux qui s’intéressaient
au comportement, commençaient à se rendre
compte que l’évolution par sélection
naturelle ne portait pas tant sur la compétition
entre espèces, entre groupes ou même
entre individus, que sur la compétition entre
gènes, lesquels se servent des individus et
à l’occasion des groupes sociaux comme
de véhicules de fonction. Lorsque les animaux
(et les plantes) ont le choix entre disons une longue
vie tranquille et confortable, et une opportunité
amoureuse, certes risquée, épuisante
et dangereuse, ils optent pratiquement tous pour cette
dernière. Ils choisissent d’aller au-devant
de la mort afin d’assurer leur descendance.
En vérité, leur organisme est conçu
selon une obsolescence programmée qu’on
appelle la vieillesse qui les fait décliner
– ou, dans le cas du calamar et du saumon
du Pacifique, mourir immédiatement –
dès qu’ils ont atteint l’âge
de s’accoupler. Tout cela ne prend un sens qu’à
partir du moment où vous considérez
l’organisme comme le véhicule du gène,
comme un outil auquel les gènes ont recours
dans leur compétition pour se perpétuer.
Assurer la nouvelle génération prend
le pas sur la survie de l’organisme. Si les
gènes sont des « reproducteurs égoïstes
» et les organismes leurs « véhicules
» jetables (selon la terminologie controversée
de Richard Dawkins), il n’est guère étonnant
qu’on puisse tomber sur des gènes qui
réussissent à se dupliquer sans avoir
besoin de construire leur propre organisme. Pas plus
que de découvrir que les génomes, comme
les organismes, constituent un habitat saturé
de leur propre version de la compétition et
de la coopération écologiques. À
dire vrai, ce n’est que dans les années
1970 que l’on a considéré pour
la première fois l’évolution comme
un processus génétique.
En
1980, deux couples de chercheurs ont expliqué
le fait que le génome comprenait des zones
gigantesques dépourvues de gènes en
invoquant la prolifération de séquences
égoïstes dont la seule fonction était
de survivre au sein du génome. « La
recherche d’une autre explication, disaient-ils,
pourrait se révéler vaine, sinon intellectuellement
stérile. » Ce pronostic péremptoire
leur valut à l’époque bien des
quolibets. Les généticiens étaient
encore prisonniers de l’idée que tout
ce qui se trouvait dans le génome humain devait
être au service de l’humanité,
et non viser un objectif égoïste qui lui
appartiendrait en propre. Les gènes n’étaient-ils
pas de simples formules de protéines ? Cela
n’avait pas de sens de leur attribuer des ambitions
et des rêves. Mais l’hypothèse
s’est révélée juste, et
comment ! Les gènes se comportent effectivement
comme s’ils visaient un but égoïste,
non pas consciemment, mais rétrospectivement
: les gènes qui adoptent ce comportement
prospèrent, pas les autres.
Un
segment d’ADN égoïste ne se contente
pas d’être un passager dont la présence
augmente la taille du génome, donc la dépense
énergétique nécessaire à
la duplication de celui-ci. Un tel segment représente
également une atteinte à l’intégrité
des gènes. L’ADN égoïste
ayant l’habitude de sauter d’un site à
l’autre, ou d’envoyer ses propres copies
dans de nouveaux sites, il peut très bien atterrir
au milieu de gènes fonctionnels, semant en
leur sein une confusion les rendant méconnaissables,
pour en ressortir en provoquant une mutation redonnant
l’état initial. C’est ainsi que
la généticienne visionnaire et tant
ignorée Barbara McClintock fut la première
à découvrir les transposons
à la fin des années 1940 (elle a finalement
reçu le prix Nobel en 1983). Elle avait remarqué
que les mutations affectant la couleur des épis
de maïs survenaient de telle façon qu’on
ne pouvait se l’expliquer que par des mutations
faisant irruption dans les gènes pigmentaires
pour ensuite en ressortir.
Chez
l’être humain, les LINE-1 et les Alu provoquent
des mutations au milieu de toutes sortes de gènes.
Ils sont par exemple à l’origine de l’hémophilie,
en atterrissant dans les gènes du facteur de
coagulation. Cela dit, pour des raisons mal comprises,
l’ADN parasite perturbe moins notre espèce
que certaines autres. Environ une mutation humaine
sur 700 provient de « gènes sauteurs »,
mais 10 % chez la souris. Le danger potentiel des
gènes sauteurs s’est illustré
de façon spectaculaire au cours d’une
sorte d’expérience naturelle survenue
dans les années 1950 chez la petite mouche
du fruit, la drosophile. La drosophile est l’animal
expérimental favori des généticiens.
L’espèce qu’ils étudient,
la Drosophila meIanogaster, a fait le tour
du monde à des fins d’élevage
en laboratoire. Il lui est souvent arrivé de
fuguer et de rencontrer des espèces indigènes.
L’une de ces espèces, la Drosophila
willistoni, porte un gène sauteur qu’on
appelle l’élément P. Aux environs
de 1950, quelque part en Amérique du Sud, peut-être
par le biais d’un acarien suceur de sang, le
gène sauteur de Drosophila willistoni
s’est introduit dans l’espèce Drosophila
melanogaster. (L’une des craintes majeures
suscitées par ce qu’on appelle les xénogreffes
d’organes de porcs ou de babouins est qu’elles
puissent déclencher la prolifération
d’une nouvelle forme de gène sauteur
au sein de notre espèce, tel que l’élément
P des drosophiles.) L’élément
P s’est ensuite répandu comme un incendie,
de sorte que la plupart des drosophiles en sont désormais
pourvues, sauf celles qui ont été capturées
à l’état sauvage avant 1950 et
confinées depuis dans l’isolement. L’élément
P est un bout d’ADN égoïste qui
manifeste sa présence en marquant une rupture
au sein du gène où il s’est propulsé.
Au fil du temps, le reste des gènes du génome
de la drosophile sont passés à la contre-offensive
et ont trouvé le moyen d’enrayer la manie
de la voltige chère à l’élément
P. Les éléments P se sont assagis pour
s’en tenir au rôle de simples passagers.
Pour
le moment, rien d’aussi inquiétant que
l’élément P n’a investi
l’être humain. Mais on a trouvé
un élément semblable, baptisé
« la belle au bois dormant », chez le
saumon. Au laboratoire, il prolifère quand
on l’introduit dans des cellules humaines, tout
en manifestant des dispositions certaines pour le
couper-coller. Chacun des neuf éléments
humains Alu est sans doute le résultat d’un
type de propagation analogue à celle de l’élément
P. Chacun s’est disséminé au sein
de l’espèce en taillant dans les gènes,
jusqu’à ce que d’autres gènes
imposent l’intérêt général
et passent à la répression, après
quoi le hors-la-loi s’est cantonné à
sa passivité actuelle. Cela étant, nous
n’assistons pas au sein du génome humain
à l’explosion d’une infestation
parasitaire ; nous constatons seulement la présence
d’innombrables kystes de parasites en dormance
qui jadis s’étaient rapidement disséminés
jusqu’à ce que le génome ait trouvé
le moyen de les neutraliser, sans pour autant les
éliminer.
À
cet égard (et bien d’autres) il semble
que nous ayons plus de chance que les drosophiles.
Nous disposons d’un mécanisme global
permettant de neutraliser l’ADN égoïste,
si l’on en croit du moins une nouvelle théorie
qui ne fait pas forcément l’unanimité.
Le mécanisme répresseur serait celui
de la méthylation de la cytosine. La cytosine
est la lettre C du code génétique. Si
on la soumet à méthylation (en lui attachant
un groupement méthyl CH3), cela
l’empêche d’être transcrite
par le lecteur. Une bonne partie du génome
passe beaucoup de temps à l’état
méthylique (et reste donc inactive) –
ou plus exactement c’est le cas de la plupart
des gènes promoteurs (les séquences
situées au début du gène où
démarre la transcription). On considérait
jusque-là que la méthylation permettait
d’inactiver les gènes superflus dans
certains tissus, un mécanisme permettant au
cerveau d’être différent du foie,
lequel diffère de la peau et ainsi de suite.
Mais une explication concurrente est en train de gagner
du terrain. La méthylation pourrait n’avoir
pas grand rapport avec l’expression tissulaire
spécifique mais jouer un rôle majeur
dans la neutralisation des transposons et autres parasites
internes au génome. La méthylation se
produit le plus souvent au sein de transposons tels
que Alu et LINE-1. Selon la nouvelle thèse,
tous les gènes, au début du développement
de l’embryon, sont brièvement exemptés
de toute méthylation, donc tous activés.
Puis cette phase est suivie d’une inspection
minutieuse de l’ensemble du génome par
des molécules dont le travail consiste à
repérer les séquences répétitives
et à les inactiver par méthylation.
Dans une tumeur cancéreuse, tout commence,
ou presque, par la déméthylation des
gènes. Il s’ensuit que l’ADN égoïste,
libéré de ses menottes, s’exprime
à loisir au sein des tumeurs. Et comme ces
transposons ont l’art de semer la pagaille chez
les autres gènes, ils accélèrent
l’évolution cancéreuse. La méthylation,
selon ce raisonnement, servirait à réprimer
les dispositions de l’ADN égoïste.
LINE-1
comprend généralement quelque 1 400
« lettres ». Alu, au moins 180.
Mais il existe également des séquences
encore plus courtes qu’Alu qui s’accumulent
selon un interminable bégaiement. C’est
peut-être forcer la note que d’affirmer
qu’il s’agit de parasites à séquences
plus courtes, mais le fait est qu’elles prolifèrent
en gros de la même manière – autrement
dit qu’elles occupent le terrain parce qu’elles
contiennent un segment sachant s’autodupliquer.
C’est l’une de ces courtes séquences
qui ont un intérêt pratique en médecine
légale et autres sciences. Le « minisatellite
hypervariable », cela vous dit
quelque chose ? On trouve cette petite séquence
bien proprette sur tous les chromosomes ; elle se
présente sur plus d’un millier de sites
au sein du génome. Dans chaque cas la séquence
consiste en une seule « phrase », le plus
souvent d’une vingtaine de lettres, qui se répète
à satiété. Le « mot »
peut varier selon le site et l’individu, mais
comprend ordinairement les mêmes « lettres
» centrales : GGGCAGGAXG (où X peut être
n’importe quelle « lettre »). L’intérêt
de la séquence est sa grande similarité
avec celle que les bactéries utilisent pour
déclencher l’échange de gènes
avec d’autres bactéries de la même
espèce ; chez nous, elle semble également
impliquée dans l’induction de l’échange
de gènes, cette fois entre chromosomes. Tout
se passe comme si chaque séquence était
une phrase dont les mots du milieu seraient « ÉCHANGE-MOI ».
Voici
le type de bégaiement que l’on trouve
dans un mini- satellite :
Hxckéchangemoilopl-hxckéchangemoilopl-
Hxckéchangemoilopl-hxckéchangemoilopl-
Hxckéchangemoilopl-hxckéchangemoilopl-
Hxckéchangemoilopl-hxckéchangemoilopl-
Hxckéchangemoilopl-hxckéchangemoilopl.
Dans ce cas, dix répétitions. Ailleurs,
disons tous les milliers de sites, on trouvera cinquante
ou cinq répétitions de la même
phrase. La cellule, suivant docilement les instructions,
se met à échanger les phrases avec leurs
séries équivalentes sur l’autre
exemplaire du même chromosome. Mais l’opération
s’accompagne de bon nombre d’erreurs,
en augmentant ou diminuant le nombre de répétitions.
Au bout du compte chaque série de répétitions
change peu à peu de longueur, suffisamment
rapidement pour différer d’un individu
à l’autre, mais assez lentement
pour que les gens aient grosso modo des segments de
la même longueur que ceux de leurs parents.
Comme il y a des milliers de séries, chaque
individu obtient un nombre global de répétitions
différent.
C’est
en 1984 qu’Alec Jeffreys et le technicien qui
l’assistait sont tombés sur les minisatellites,
presque par hasard. Ils étudiaient l’évolution
des gènes en comparant le gène humain
de la myoglobine (la protéine du muscle) avec
son équivalent chez le phoque, quand ils remarquèrent
un fragment d’ADN répétitif au
milieu du gène. Chaque minisatellite comprend
la même séquence centrale de 12 lettres,
mais le nombre de répétitions peut énormément
varier. Il est donc relativement simple de pêcher
la collection complète de minisatellites et
d’en comparer la taille selon les différents
individus. On a constaté que le nombre de répétitions
est si variable que chaque individu dispose d’une
empreinte génétique unique : une série
de barres noires semblables à celles des codes-barres.
Jeffreys avait tout de suite repéré
l’intérêt de ce qu’il venait
de trouver. Il laissa tomber les gènes de la
myoglobine, le sujet de ses travaux, et se mit à
chercher ce qu’on pouvait bien faire avec de
telles empreintes génétiques. Sachant
que les personnes n’ayant aucun lien de parenté
ont des empreintes génétiques plus éloignées
que celles des membres de la même famille, l’administration
de l’immigration voulut vérifier immédiatement
la véracité des déclarations
des candidats à l’immigration sur leur
proche parenté avec des personnes déjà
installées en Angleterre. Les empreintes génétiques
montrèrent qu’ils disaient généralement
la vérité, ce qui mit fin à bien
des détresses. Mais un usage autrement spectaculaire
devait rapidement suivre.
Le
2 août 1986, le cadavre d’une écolière
était retrouvé dans un buisson près
du village de Narborough, dans le Leicestershire (Comté
des Midlands, au centre de l’Angleterre. N.d.T.).
Dawn Ashworth, âgée de quinze ans, avait
été violée et étranglée.
Une semaine plus tard, la police arrêtait un
jeune gardien de l’hôpital local, Richard
Buckland, qui passa aux aveux. L’affaire aurait
pu en rester là. Buckland serait allé
en prison, reconnu coupable du meurtre. La police
toutefois tenait à élucider le cas d’une
autre jeune fille de quinze ans, Lynda Mann, également
de Narborough, qui elle aussi avait été
violée, étranglée et abandonnée
dans un champ, mais près de trois ans auparavant.
Les meurtres étaient si semblables qu’il
paraissait peu plausible qu’ils n’aient
pas été commis par le même homme.
Mais Buckland refusait d’avouer le meurtre de
Lynda Mann.
La
police avait eu un écho de la découverte
d’Alec Jeffreys par les journaux, et comme celui-ci
travaillait à Leicester, à une quinzaine
de kilomètres de Narborough, on le contacta
pour lui demander de bien vouloir confirmer la culpabilité
de Buckland dans le cas de Lynda Mann. Il accepta
de s’y essayer. La police lui fournit des échantillons
de sperme prélevés sur le corps des
deux jeunes filles et un prélèvement
sanguin de Buckland.
Jeffreys
n’eut pas de mal à repérer les
différents minisatellites de chacun des échantillons.
Au bout d’un peu plus d’une semaine de
travail, les empreintes génétiques étaient
prêtes. Les deux échantillons de sperme
étaient identiques et devaient provenir du
même homme. Affaire classée. Mais ce
que Jeffreys constata par la suite l’étonna.
Le prélèvement sanguin présentait
une empreinte génétique radicalement
différente de celle des échantillons
de sperme : Buckland n’était pas le meurtrier.
La
police du Leicestershire se récria. La conclusion
était absurde, Jeffreys avait dû se tromper.
Jeffreys recommença le test, le laboratoire
de médecine légale du ministère
de l’Intérieur également, avec
exactement le même résultat. La police,
perplexe, renonça à imputer le crime
à Buckland, non sans réticence il est
vrai. C’était la première fois
dans l’histoire qu’un homme était
innocenté sur la base de ses séquences
d’ADN.
Mais
le doute persistait. Buckland, après tout,
avait avoué. Les policiers auraient trouvé
l’empreinte génétique autrement
plus convaincante si elle avait pu confondre le coupable
avec la même assurance avec laquelle elle disculpait
l’innocent. Aussi, cinq mois après la
mort de la jeune Dawn Ashworth, la police prit-elle
ses dispositions pour soumettre à un test sanguin
les 5 500 hommes de Narborough et des alentours afin
de repérer l’empreinte génétique
qui correspondrait à celle du sperme de l’assassin
violeur. Aucun échantillon ne correspondait.
Puis
un homme qui travaillait dans une boulangerie de Leicester,
Ian Kelly, fit remarquer à ses collègues
qu’il avait passé le test sanguin, même
s’il ne vivait pas dans les environs de Narborough.
C’était un autre ouvrier de la boulangerie
qui lui avait demandé de s’y soumettre,
Colin Pitchfork, lequel vivait effectivement à
Narborough. Pitchfork avait expliqué à
Kelly que la police essayait de lui mettre l’affaire
sur le dos. L’un des collègues de Kelly
répéta l’histoire à la
police qui arrêta Pitchfork. Pitchfork avoua
rapidement le meurtre des deux jeunes filles, mais
cette fois les aveux se révélèrent
exacts : l’empreinte ADN de son sang correspondait
à celle du sperme trouvé sur les deux
cadavres. Le 23 janvier 1988, il était condamné
à la prison à vie.
L’empreinte
génétique devint immédiatement
l’une des armes les plus fiables et les plus
puissantes de la police scientifique. Le cas Pitchfork,
une extraordinaire démonstration de virtuosité
technique, donna le ton pour les années qui
allaient suivre : l’empreinte génétique
avait le pouvoir d’acquitter un innocent, y
compris face à ce qui semblait être la
preuve écrasante de sa culpabilité ;
d’inciter le coupable à se trahir juste
en invoquant le test ; sa fiabilité, quand
la technique était bien maîtrisée,
était stupéfiante ; elle pouvait s’appliquer
à de petits échantillons de tissu organique,
y compris le mucus nasal, la salive, les poils ou
les ossements d’un vieux cadavre.
Les
empreintes génétiques ont connu un succès
fou au cours de la décennie qui a suivi l’affaire
Pitchfork. Pour la seule Grande- Bretagne, les services
de la police scientifique ont collecté 320 000
échantillons d’ADN, dont 28 000
ont permis d’identifier un criminel, et près
de deux fois plus ont permis de disculper des innocents.
On en a simplifié la technique en réussissant
à n’utiliser qu’un seul site de
minisatellites à chaque fois. On l’a
perfectionnée en faisant en sorte que les minuscules
minisatellites, voire les microsatellites du génome
d’un individu, donnent un seul codebarres. On
a poussé la sophistication jusqu’à
analyser non seulement la longueur des séquences
répétitives mais leur contenu. Il y
a également eu des abus, comme on peut s’y
attendre dès qu’il s’agit d’affaires
judiciaires. (La plupart n’ont d’ailleurs
rien à voir avec l’ADN mais spéculent
sur la naïveté du profane en matière
de statistiques : les jurés potentiels sont
près de quatre fois plus nombreux à
conclure à la culpabilité quand on leur
dit que tel ADN a 0,1 % de « chance »
de correspondre à celui du criminel, que lorsqu’on
leur parle d’une chance sur mille – ce
qui pourtant revient au même.)
Les
empreintes ADN ne se sont pas contentées de
révolutionner la médecine légale.
Elles ont permis de confirmer l’identité
du cadavre présumé de Josef Mengele
à la suite de son exhumation, en 1990 ; d’attribuer
une origine présidentielle au sperme retrouvé
sur la robe de Monica Lewinsky ; de s’assurer
de l’identité des descendants adultérins
de Thomas Jefferson. La technique a fait fureur dans
le domaine de la recherche en paternité, au
point qu’en 1998 la société Identigene
a placardé sur toutes les autoroutes d’Amérique
une affiche publicitaire où l’on pouvait
lire : « QUI EST LE PÈRE ? APPELEZ
LE 1-800-PROFIL ADN. » La firme a reçu
300 appels par jour pour autant de commandes d’un
test à 600 dollars [autour de 3 500 francs],
en provenance aussi bien de mères célibataires
cherchant à obtenir une pension alimentaire
du « père » de leur enfant, que
de « pères » suspicieux se demandant
si tous les enfants de leur compagne étaient
bien les leurs. Dans plus des deux tiers des cas,
l’ADN a prouvé que la mère disait
la vérité. Reste à savoir si
le préjudice causé aux pères
qui ont obtenu la confirmation de l’infidélité
de leur compagne ne pèse pas plus lourd que
le soulagement de ceux qui ont constaté que
leurs craintes étaient infondées. Bien
entendu, lorsqu’un tel service privé
voulut avoir pignon sur rue en Grande- Bretagne, cela
souleva le tollé des médias. La tradition
britannique veut que de telles techniques médicales
relèvent de la propriété étatique
et non individuelle, du moins en principe.
Dans
un domaine plus romantique, l’application de
la technique de l’empreinte génétique
à la recherche en paternité a bouleversé
notre compréhension du chant des oiseaux. Avez-vous
jamais remarqué que les grives, les rouges-gorges
et les fauvettes continuent de chanter bien après
leur accouplement printanier ? Ce qui égratigne
quelque peu l’idée que la fonction principale
du chant des oiseaux serait la séduction du
partenaire sexuel. Les biologistes ont commencé
à tester l’ADN des oiseaux à la
fin des années 1980, en cherchant à
savoir quel était le père des poussins
de chaque nid. Ils ont découvert, à
leur grande surprise, que chez les oiseaux les plus
monogames, où un seul mâle et une seule
femelle s’épaulent loyalement pour élever
leur progéniture présumée, la
femelle s’accouplait très souvent avec
un mâle du voisinage qui n’était
pas le « mari » officiel. Les oiseaux
se cocufient joyeusement, bien plus souvent qu’on
ne se l’était imaginé (il est
vrai que nos dévergondés agissent dans
le plus grand secret). Les empreintes ADN ont conduit
la recherche à une thèse particulièrement
féconde, celle du « sperme rival »,
capable d’expliquer certaines petites curiosités
comme le fait que la taille des testicules de chimpanzé
atteigne quatre fois celle des testicules de gorille,
alors même que le chimpanzé est quatre
fois plus petit que son cousin évolutif. Les
gorilles mâles s’arrogent l’exclusivité
d’une seule partenaire, de sorte que leur sperme
ne connaît pas de concurrent ; les chimpanzés
mâles pratiquent la communauté des femelles,
de sorte que chacun doit produire de grandes quantités
de sperme et s’accoupler fréquemment
pour accroître ses chances d’être
père. La thèse explique également
pourquoi l’oiseau mâle se met à
chanter avec autant d’ardeur, alors qu’il
est déjà « marié ».
Il se cherche une « aventure ».
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