CHROMOSOME 8
L’intérêt personnel

Matt Ridley


Tiré du livre : Génome, Editions Robert Laffont, Paris, 2001, pp. 143 à 156

« Nous sommes des machines de survie – des véhicules automatiques programmés aveuglément pour la sauvegarde de molécules égoïstes qu’on appelle les gènes. Cette vérité me remplit toujours d’étonnement. »
RICHARD DAWKINS, Le Gène égoïste

 

Les notices techniques des nouveaux gadgets sont une source notoire de frustration. Il y manque toujours l’information dont vous avez besoin. Vous tournez en rond, restez en plan et avez immanquablement le sentiment que la traduction du chinois a omis un détail essentiel. Mais du moins, juste au moment où vous tombez sur ce qui vous intéresse, les dites notices n’insèrent-elles pas dans leur prose cinq copies de L’Hymne à la joie de Schiller ou un exemplaire dépareillé d’un manuel sur la meilleure façon de seller son cheval. Pas plus qu’elles ne vous imposent (normalement) cinq copies d’un jeu complet d’instructions sur la façon de construire une machine capable de copier ce même jeu d’instructions. Elles ne tronçonnent pas non plus les indications qui vous importent en vingt-sept paragraphes séparés par des pages entières d’inepties les plus incongrues, de façon à vous décourager de parvenir un jour au bout de votre quête. Je viens pourtant de vous faire la description du gène humain du rétinoblastome (Le cancer de la rétine; N.d.T.), lequel, autant que nous sachions, n’est jamais que le type même du gène humain moyen : vingt-sept brefs paragraphes de sens, truffés de vingt-six longues pages de quelque chose d’autre.

Mère nature nous a caché un sale petit secret dans le génome. Chaque gène est bien plus compliqué que nécessaire, découpé en différents « paragraphes » (les exons), séparés par de longues séquences (les introns) de matraquage verbal aléatoire et répétitif, parfaitement absurde, dont certaines contiennent de vrais gènes d’un type totalement différent (et peu amène).

La raison de ce fatras littéraire tient à ce que le génome est un livre qui s’écrit lui-même avec force rajouts, suppressions et rectifications, depuis quatre milliards d’années. Les documents qui s’écrivent eux-mêmes ont des propriétés inhabituelles. En particulier, ils ont une propension au parasitisme. Les analogies en la matière sont forcément tirées par les cheveux, mais essayez de vous figurer un rédacteur de notices techniques qui arrive tous les matins devant son ordinateur pour entendre les vociférations de certains paragraphes à son intention. Ceux qui hurlent le plus fort l’obligent, sous peine de représailles, d’inclure cinq autres copies d’eux-mêmes dans la prochaine page qu’il va rédiger. Les vraies instructions doivent rester là, sous peine qu’on ne puisse jamais assembler la machine, mais le manuel est encombré de paragraphes voraces et parasitaires qui ont profité de la pusillanimité du rédacteur.

En fait, depuis l’avènement du courrier électronique, l’analogie est moins scabreuse. Supposez que je vous envoie l’e-mail suivant : « Attention, il y a un méchant virus dans les parages ; si vous ouvrez un message dont le titre contient le mot “marmelade”, cela effacera tout votre disque dur ! Veuillez transmettre ce message à toutes les personnes que vous pouvez contacter. » J’ai inventé de toutes pièces cette histoire de virus ; à ma connaissance, il n’y a pas d’e-mails intitulés « marmelade » en circulation. Mais j’ai incontestablement gâché votre matinée en vous incitant à envoyer tous azimuts mon avertissement. Le virus, c’était mon e-mail.

Jusqu’ici, chaque chapitre de ce livre a été consacré à un gène ou des gènes, partant du principe implicite que, dans le génome, ce sont eux qui comptent. Les gènes, vous vous souvenez, sont des fragments d’ADN qui contiennent la recette des protéines. Seulement voilà : 97 % de notre génome n’est pas du tout constitué de gènes véritables. Il héberge toute une ménagerie d’entités bizarres qu’on a baptisées pseudogènes, rétropseudogènes, satellites, minisatellites, microsatellites, transposons et rétrotransposons  : toute la communauté de ce que les Anglo- Saxons appellent l’ADN dépotoir (« junk DNA ») ou parfois, sans doute à meilleur escient, l’« ADN égoïste ». Une partie de cette population comprend des gènes d’un type spécial, mais il ne s’agit pour l’essentiel que de bouts d’ADN jamais traduits dans la langue des protéines. Or l’histoire de ce bric-à-brac a un lien naturel avec celle des hostilités sexuelles relatées au chapitre précédent. Voilà pourquoi je consacre le présent chapitre à l’ADN poubelle.

Cela tombe bien, parce qu’en fait je n’avais rien de très particulier à dire au sujet du chromosome 8. Non pas qu’il s’agisse d’un chromosome ennuyeux, qui par exemple ne posséderait que quelques gènes. Simplement, aucun des gènes déjà trouvés sur le chromosome 8 n’a particulièrement attiré l’attention de l’impatient que je suis. (Le numéro 8 a été relativement négligé pour un chromosome de sa taille, et c’est l’un de ceux dont la cartographie est la moins avancée.) On trouve de l’ADN dépotoir dans tous les chromosomes. Mais, paradoxalement, cet ADN qui « ne sert à rien » est la première composante du génome humain ayant trouvé un usage effectif, pratique et quotidien dans le monde humain. C’est lui qui fournit à la police les empreintes génétiques.

Les gènes sont les formules des protéines. Mais toutes les formules de protéines ne sont pas enviables. La formule la plus commune de l’ensemble du génome est le gène qui code une protéine baptisée transcriptase inverse (La transcriptase inverse est une enzyme qui permet à certains virus dont le matériel génétique est fait d'ARN de transformer, dans la cellule qu'ils parasitent, leur ARN en ADN que la cellule peut lire -— note du prof). Il s’agit d’un gène qui, du point de vue de l’organisme, ne sert strictement à rien. Si, au moment de la procréation, on enlevait soigneusement du génome de quelqu’un, comme par magie, tous les exemplaires du gène de cette transcriptase inverse, la personne en question aurait de bonnes chances d’être en meilleure santé, de vivre plus longtemps et d’être plus heureuse. En revanche, la transcriptase inverse est vitale à un certain type de parasite. Elle se rend particulièrement utile – voire essentielle – à une partie du génome du virus du sida : sans elle, le virus serait incapable d’infester et de tuer ses victimes. Bref, ce gène empoisonne l’existence des êtres humains. Or c’est l’un des gènes les plus courants du génome. Il existe à des centaines d’exemplaires, sans doute même des milliers, dispersés dans les différents chromosomes humains. Que vient donc faire ici ce fichu gène ?

Voyons à quoi s’occupe la transcriptase inverse. Cela nous donnera une piste. Elle jette son dévolu sur un gène et en fait une copie, puis recopie celle-ci en la version ADN initiale qu’elle recolle dans le génome. Un billet aller-retour. C’est par ce procédé que le virus du sida peut introduire une copie de son propre génome au sein de l’ADN humain pour mieux la dissimuler, la préserver et la dupliquer ad libitum. Si le génome humain est truffé d’exemplaires du gène de la transcriptase inverse, c’est parce que des « rétrovirus » [virus à ARN] les y ont introduits il y a longtemps ou relativement récemment. Le génome comprend actuellement plusieurs milliers de génomes viraux presque complets, dont la plupart sont aujourd’hui inactifs ou dont il manque un gène majeur. Ces « rétrovirus humains endogènes  », ou « Hervs » (abréviation de human endogenous retroviruses), représentent 1,3 % de l’ensemble du génome. Cela ne vous paraît peut- être pas énorme, mais songez que les « vrais » gènes n’en représentent que 3 %. Si la seule idée de descendre du singe offense votre dignité, dites-vous que vous descendez également des virus.

Pourquoi ne pas supprimer les sureffectifs ? Le génome viral pourrait se délester de la plupart de ses gènes pour ne garder que celui de la transcriptase inverse. Le parasite dûment dégraissé pourrait dès lors échapper à la corvée de sauter d’un individu à l’autre par le biais de la salive ou des rapports sexuels et se contenter de faire de l’auto-stop au sein du génome de ses victimes au fil des générations. On aurait un véritable parasite génétique. Il en existe. De tels « rétrotransposons » sont d’ailleurs encore beaucoup plus courants que les rétrovirus. Celui qu’on rencontre le plus souvent est une séquence de « lettres  » dénommée LINE-1. Il s’agit d’un « paragraphe  » d’ADN de 1 000 à 6 000 « lettres  », qui détient près de son centre la formule complète de la transcriptase inverse. LINE-1 ne se contente pas d’être très fréquent – chaque exemplaire de votre génome doit en détenir autour de 100 000 répliques – mais c’est une créature grégaire qui peut se répéter plusieurs fois de suite dans le chromosome. Il représente 14,6 % de l’ensemble du génome, cinq fois plus que les gènes « véritables  ». Vertigineux. Les implications de ce phénomène sont terrifiantes. Les LINE-1 détiennent leur propre billet aller-retour. Un seul LINE-1 peut se transcrire lui-même, fabriquer sa propre transcriptase inverse, se servir de celle-ci pour obtenir une copie ADN de lui-même puis l’insérer dans le site génétique de son choix. C’est sans doute de cette façon que les exemplaires de LINE-1, au début, ont proliféré à ce point. Autrement dit, ce « paragraphe  » répétitif ne doit sa présence qu’à son talent à se reproduire lui-même. Ni plus ni moins.

« La puce a ses propres petites puces, lesquelles à leur tour ont leurs propres petites puces qui les harcèlent, et ceci à l’infini...  », disait le poète. S’il en va de même pour les LINE-1, cela signifie qu’eux aussi peuvent être parasités par des séquences qui introduisent en leur sein les répliques de leur propre gène de transcriptase inverse. C’est ainsi qu’on trouve un « paragraphe » encore plus courant que LINE-1 qu’on appelle Alu. Chaque Alu comprend entre 180 et 280 « lettres » et semble particulièrement doué pour se dupliquer lui-même en ayant recours à la transcriptase inverse des autres. Le génome humain comprend autour d’un million de séquences Alu – soit environ 10 % du « livre ».

Pour des raisons encore mal élucidées, la séquence Alu typique ressemble beaucoup à un gène véritable, celui qui code un élément de la machine à fabriquer les protéines, le ribosome. Ce gène, contrairement aux autres, détient ce qu’on appelle un promoteur interne, c’est-à-dire que son message « LISEZ-MOI » s’écrit dans une séquence située au milieu du gène. Ce qui lui permet de proliférer, dans la mesure où il porte le signal de sa propre transcription sans avoir besoin d’être situé près d’une autre séquence du même promoteur. Le résultat, c’est que chaque séquence Alu est sans doute un « pseudogène  ». Pour reprendre une métaphore qui a fait ses preuves, les pseudogènes sont des épaves de gènes, en proie à la rouille, qui présentent une avarie au-dessous de la ligne de flottaison sans doute causée par une mutation d’importance. Ces épaves génétiques reposent désormais au fond de l’océan génomique, de plus en plus gagnées par la rouille (c’est-à-dire victimes d’une accumulation de mutations) au point de ne même plus ressembler au gène qu’elles furent un jour. Il y a ainsi un gène d’aspect plutôt quelconque sur le chromosome 9, qui, si vous le copiez puis cherchez dans le génome les séquences qui lui ressemblent, vous donnera quatorze sites sur onze chromosomes différents : quatorze carcasses fantômes ayant sombré depuis longtemps. Il s’agissait, jadis, de copies redondantes du même gène, lesquelles, l’une après l’autre, ont muté et ont cessé de servir. Le même phénomène pourrait bien s’appliquer à la plupart des gènes – en ce sens que pour tout gène en état de marche on trouve une poignée de ses copies décaties quelque part dans le génome. Ce qu’il y a de particulièrement intéressant chez les quatorze épaves précédentes, c’est qu’on les a trouvées non seulement chez les humains, mais également chez les singes. Trois des pseudogènes humains ont sombré à la suite de la séparation des singes du vieux monde et ceux du nouveau monde. Ce qui signifie, ajoutent les chercheurs en retenant leur souffle, que ces pseudogènes actuels ont été relevés de leurs fonctions codantes il y a « seulement » trente-cinq millions d’années.

Alu a connu une prolifération débridée, mais sans doute à une époque relativement plus récente. On ne trouve les séquences Alu que chez les primates, réparties en cinq différentes familles dont certaines ne sont apparues que depuis notre séparation d’avec les ancêtres des chimpanzés (c’est-à-dire au cours des cinq derniers millions d’années). D’autres animaux présentent des séquences répétitives de nature différente : les souris en ont une baptisée B1.

Tous ces LINE-1 et Alu représentent en fait une découverte majeure et inattendue. Le génome est jonché, on pourrait dire encrassé, de virus analogues aux virus informatiques, de séquences d’ADN égoïstes et parasitaires qui existent pour la simple raison qu’elles savent s’autodupliquer. Nous sommes infestés de messages numériques nous mettant en garde contre « marmelade ». 35 % de l’ADN humain, ou peu s’en faut, consiste en différentes formes d’ADN égoïste, ce qui signifie que la duplication de nos gènes consomme 35 % plus d’énergie qu’il n’est nécessaire. Notre génome a sérieusement besoin d’un bon vermifuge.

Personne ne s’était douté de cela. Personne n’avait prévu que la lecture du code de la vie nous révélerait à quel point celui-ci se faisait exploiter, pratiquement sans défense, par des intérêts égoïstes. Encore que nous aurions dû le subodorer, au vu du parasitisme qui se pratique à tous les autres niveaux de la vie. Les vers prolifèrent dans les intestins des animaux, les bactéries dans leur sang, les virus dans leurs cellules. Alors, pourquoi pas les rétrotransposons dans les gènes ? D’autant qu’au cours des années 1970 bon nombre de biologistes évolutionnistes, en particulier ceux qui s’intéressaient au comportement, commençaient à se rendre compte que l’évolution par sélection naturelle ne portait pas tant sur la compétition entre espèces, entre groupes ou même entre individus, que sur la compétition entre gènes, lesquels se servent des individus et à l’occasion des groupes sociaux comme de véhicules de fonction. Lorsque les animaux (et les plantes) ont le choix entre disons une longue vie tranquille et confortable, et une opportunité amoureuse, certes risquée, épuisante et dangereuse, ils optent pratiquement tous pour cette dernière. Ils choisissent d’aller au-devant de la mort afin d’assurer leur descendance. En vérité, leur organisme est conçu selon une obsolescence programmée qu’on appelle la vieillesse qui les fait décliner – ou, dans le cas du calamar et du saumon du Pacifique, mourir immédiatement – dès qu’ils ont atteint l’âge de s’accoupler. Tout cela ne prend un sens qu’à partir du moment où vous considérez l’organisme comme le véhicule du gène, comme un outil auquel les gènes ont recours dans leur compétition pour se perpétuer. Assurer la nouvelle génération prend le pas sur la survie de l’organisme. Si les gènes sont des « reproducteurs égoïstes » et les organismes leurs « véhicules » jetables (selon la terminologie controversée de Richard Dawkins), il n’est guère étonnant qu’on puisse tomber sur des gènes qui réussissent à se dupliquer sans avoir besoin de construire leur propre organisme. Pas plus que de découvrir que les génomes, comme les organismes, constituent un habitat saturé de leur propre version de la compétition et de la coopération écologiques. À dire vrai, ce n’est que dans les années 1970 que l’on a considéré pour la première fois l’évolution comme un processus génétique.

En 1980, deux couples de chercheurs ont expliqué le fait que le génome comprenait des zones gigantesques dépourvues de gènes en invoquant la prolifération de séquences égoïstes dont la seule fonction était de survivre au sein du génome. « La recherche d’une autre explication, disaient-ils, pourrait se révéler vaine, sinon intellectuellement stérile. » Ce pronostic péremptoire leur valut à l’époque bien des quolibets. Les généticiens étaient encore prisonniers de l’idée que tout ce qui se trouvait dans le génome humain devait être au service de l’humanité, et non viser un objectif égoïste qui lui appartiendrait en propre. Les gènes n’étaient-ils pas de simples formules de protéines ? Cela n’avait pas de sens de leur attribuer des ambitions et des rêves. Mais l’hypothèse s’est révélée juste, et comment ! Les gènes se comportent effectivement comme s’ils visaient un but égoïste, non pas consciemment, mais rétrospectivement : les gènes qui adoptent ce comportement prospèrent, pas les autres.

Un segment d’ADN égoïste ne se contente pas d’être un passager dont la présence augmente la taille du génome, donc la dépense énergétique nécessaire à la duplication de celui-ci. Un tel segment représente également une atteinte à l’intégrité des gènes. L’ADN égoïste ayant l’habitude de sauter d’un site à l’autre, ou d’envoyer ses propres copies dans de nouveaux sites, il peut très bien atterrir au milieu de gènes fonctionnels, semant en leur sein une confusion les rendant méconnaissables, pour en ressortir en provoquant une mutation redonnant l’état initial. C’est ainsi que la généticienne visionnaire et tant ignorée Barbara McClintock fut la première à découvrir les transposons à la fin des années 1940 (elle a finalement reçu le prix Nobel en 1983). Elle avait remarqué que les mutations affectant la couleur des épis de maïs survenaient de telle façon qu’on ne pouvait se l’expliquer que par des mutations faisant irruption dans les gènes pigmentaires pour ensuite en ressortir.

Chez l’être humain, les LINE-1 et les Alu provoquent des mutations au milieu de toutes sortes de gènes. Ils sont par exemple à l’origine de l’hémophilie, en atterrissant dans les gènes du facteur de coagulation. Cela dit, pour des raisons mal comprises, l’ADN parasite perturbe moins notre espèce que certaines autres. Environ une mutation humaine sur 700 provient de « gènes sauteurs », mais 10 % chez la souris. Le danger potentiel des gènes sauteurs s’est illustré de façon spectaculaire au cours d’une sorte d’expérience naturelle survenue dans les années 1950 chez la petite mouche du fruit, la drosophile. La drosophile est l’animal expérimental favori des généticiens. L’espèce qu’ils étudient, la Drosophila meIanogaster, a fait le tour du monde à des fins d’élevage en laboratoire. Il lui est souvent arrivé de fuguer et de rencontrer des espèces indigènes. L’une de ces espèces, la Drosophila willistoni, porte un gène sauteur qu’on appelle l’élément P. Aux environs de 1950, quelque part en Amérique du Sud, peut-être par le biais d’un acarien suceur de sang, le gène sauteur de Drosophila willistoni s’est introduit dans l’espèce Drosophila melanogaster. (L’une des craintes majeures suscitées par ce qu’on appelle les xénogreffes d’organes de porcs ou de babouins est qu’elles puissent déclencher la prolifération d’une nouvelle forme de gène sauteur au sein de notre espèce, tel que l’élément P des drosophiles.) L’élément P s’est ensuite répandu comme un incendie, de sorte que la plupart des drosophiles en sont désormais pourvues, sauf celles qui ont été capturées à l’état sauvage avant 1950 et confinées depuis dans l’isolement. L’élément P est un bout d’ADN égoïste qui manifeste sa présence en marquant une rupture au sein du gène où il s’est propulsé. Au fil du temps, le reste des gènes du génome de la drosophile sont passés à la contre-offensive et ont trouvé le moyen d’enrayer la manie de la voltige chère à l’élément P. Les éléments P se sont assagis pour s’en tenir au rôle de simples passagers.

Pour le moment, rien d’aussi inquiétant que l’élément P n’a investi l’être humain. Mais on a trouvé un élément semblable, baptisé « la belle au bois dormant », chez le saumon. Au laboratoire, il prolifère quand on l’introduit dans des cellules humaines, tout en manifestant des dispositions certaines pour le couper-coller. Chacun des neuf éléments humains Alu est sans doute le résultat d’un type de propagation analogue à celle de l’élément P. Chacun s’est disséminé au sein de l’espèce en taillant dans les gènes, jusqu’à ce que d’autres gènes imposent l’intérêt général et passent à la répression, après quoi le hors-la-loi s’est cantonné à sa passivité actuelle. Cela étant, nous n’assistons pas au sein du génome humain à l’explosion d’une infestation parasitaire ; nous constatons seulement la présence d’innombrables kystes de parasites en dormance qui jadis s’étaient rapidement disséminés jusqu’à ce que le génome ait trouvé le moyen de les neutraliser, sans pour autant les éliminer.

À cet égard (et bien d’autres) il semble que nous ayons plus de chance que les drosophiles. Nous disposons d’un mécanisme global permettant de neutraliser l’ADN égoïste, si l’on en croit du moins une nouvelle théorie qui ne fait pas forcément l’unanimité. Le mécanisme répresseur serait celui de la méthylation de la cytosine. La cytosine est la lettre C du code génétique. Si on la soumet à méthylation (en lui attachant un groupement méthyl CH3), cela l’empêche d’être transcrite par le lecteur. Une bonne partie du génome passe beaucoup de temps à l’état méthylique (et reste donc inactive) – ou plus exactement c’est le cas de la plupart des gènes promoteurs (les séquences situées au début du gène où démarre la transcription). On considérait jusque-là que la méthylation permettait d’inactiver les gènes superflus dans certains tissus, un mécanisme permettant au cerveau d’être différent du foie, lequel diffère de la peau et ainsi de suite. Mais une explication concurrente est en train de gagner du terrain. La méthylation pourrait n’avoir pas grand rapport avec l’expression tissulaire spécifique mais jouer un rôle majeur dans la neutralisation des transposons et autres parasites internes au génome. La méthylation se produit le plus souvent au sein de transposons tels que Alu et LINE-1. Selon la nouvelle thèse, tous les gènes, au début du développement de l’embryon, sont brièvement exemptés de toute méthylation, donc tous activés. Puis cette phase est suivie d’une inspection minutieuse de l’ensemble du génome par des molécules dont le travail consiste à repérer les séquences répétitives et à les inactiver par méthylation. Dans une tumeur cancéreuse, tout commence, ou presque, par la déméthylation des gènes. Il s’ensuit que l’ADN égoïste, libéré de ses menottes, s’exprime à loisir au sein des tumeurs. Et comme ces transposons ont l’art de semer la pagaille chez les autres gènes, ils accélèrent l’évolution cancéreuse. La méthylation, selon ce raisonnement, servirait à réprimer les dispositions de l’ADN égoïste.

LINE-1 comprend généralement quelque 1 400 « lettres ». Alu, au moins 180. Mais il existe également des séquences encore plus courtes qu’Alu qui s’accumulent selon un interminable bégaiement. C’est peut-être forcer la note que d’affirmer qu’il s’agit de parasites à séquences plus courtes, mais le fait est qu’elles prolifèrent en gros de la même manière – autrement dit qu’elles occupent le terrain parce qu’elles contiennent un segment sachant s’autodupliquer. C’est l’une de ces courtes séquences qui ont un intérêt pratique en médecine légale et autres sciences. Le « minisatellite hypervariable », cela vous dit quelque chose ? On trouve cette petite séquence bien proprette sur tous les chromosomes ; elle se présente sur plus d’un millier de sites au sein du génome. Dans chaque cas la séquence consiste en une seule « phrase », le plus souvent d’une vingtaine de lettres, qui se répète à satiété. Le « mot » peut varier selon le site et l’individu, mais comprend ordinairement les mêmes « lettres  » centrales : GGGCAGGAXG (où X peut être n’importe quelle « lettre »). L’intérêt de la séquence est sa grande similarité avec celle que les bactéries utilisent pour déclencher l’échange de gènes avec d’autres bactéries de la même espèce ; chez nous, elle semble également impliquée dans l’induction de l’échange de gènes, cette fois entre chromosomes. Tout se passe comme si chaque séquence était une phrase dont les mots du milieu seraient « ÉCHANGE-MOI ».

Voici le type de bégaiement que l’on trouve dans un mini- satellite :
Hxckéchangemoilopl-hxckéchangemoilopl- Hxckéchangemoilopl-hxckéchangemoilopl- Hxckéchangemoilopl-hxckéchangemoilopl- Hxckéchangemoilopl-hxckéchangemoilopl- Hxckéchangemoilopl-hxckéchangemoilopl.


Dans ce cas, dix répétitions. Ailleurs, disons tous les milliers de sites, on trouvera cinquante ou cinq répétitions de la même phrase. La cellule, suivant docilement les instructions, se met à échanger les phrases avec leurs séries équivalentes sur l’autre exemplaire du même chromosome. Mais l’opération s’accompagne de bon nombre d’erreurs, en augmentant ou diminuant le nombre de répétitions. Au bout du compte chaque série de répétitions change peu à peu de longueur, suffisamment rapidement pour différer d’un individu à l’autre, mais assez lentement pour que les gens aient grosso modo des segments de la même longueur que ceux de leurs parents. Comme il y a des milliers de séries, chaque individu obtient un nombre global de répétitions différent.

C’est en 1984 qu’Alec Jeffreys et le technicien qui l’assistait sont tombés sur les minisatellites, presque par hasard. Ils étudiaient l’évolution des gènes en comparant le gène humain de la myoglobine (la protéine du muscle) avec son équivalent chez le phoque, quand ils remarquèrent un fragment d’ADN répétitif au milieu du gène. Chaque minisatellite comprend la même séquence centrale de 12 lettres, mais le nombre de répétitions peut énormément varier. Il est donc relativement simple de pêcher la collection complète de minisatellites et d’en comparer la taille selon les différents individus. On a constaté que le nombre de répétitions est si variable que chaque individu dispose d’une empreinte génétique unique : une série de barres noires semblables à celles des codes-barres. Jeffreys avait tout de suite repéré l’intérêt de ce qu’il venait de trouver. Il laissa tomber les gènes de la myoglobine, le sujet de ses travaux, et se mit à chercher ce qu’on pouvait bien faire avec de telles empreintes génétiques. Sachant que les personnes n’ayant aucun lien de parenté ont des empreintes génétiques plus éloignées que celles des membres de la même famille, l’administration de l’immigration voulut vérifier immédiatement la véracité des déclarations des candidats à l’immigration sur leur proche parenté avec des personnes déjà installées en Angleterre. Les empreintes génétiques montrèrent qu’ils disaient généralement la vérité, ce qui mit fin à bien des détresses. Mais un usage autrement spectaculaire devait rapidement suivre.

Le 2 août 1986, le cadavre d’une écolière était retrouvé dans un buisson près du village de Narborough, dans le Leicestershire (Comté des Midlands, au centre de l’Angleterre. N.d.T.). Dawn Ashworth, âgée de quinze ans, avait été violée et étranglée. Une semaine plus tard, la police arrêtait un jeune gardien de l’hôpital local, Richard Buckland, qui passa aux aveux. L’affaire aurait pu en rester là. Buckland serait allé en prison, reconnu coupable du meurtre. La police toutefois tenait à élucider le cas d’une autre jeune fille de quinze ans, Lynda Mann, également de Narborough, qui elle aussi avait été violée, étranglée et abandonnée dans un champ, mais près de trois ans auparavant. Les meurtres étaient si semblables qu’il paraissait peu plausible qu’ils n’aient pas été commis par le même homme. Mais Buckland refusait d’avouer le meurtre de Lynda Mann.

La police avait eu un écho de la découverte d’Alec Jeffreys par les journaux, et comme celui-ci travaillait à Leicester, à une quinzaine de kilomètres de Narborough, on le contacta pour lui demander de bien vouloir confirmer la culpabilité de Buckland dans le cas de Lynda Mann. Il accepta de s’y essayer. La police lui fournit des échantillons de sperme prélevés sur le corps des deux jeunes filles et un prélèvement sanguin de Buckland.

Jeffreys n’eut pas de mal à repérer les différents minisatellites de chacun des échantillons. Au bout d’un peu plus d’une semaine de travail, les empreintes génétiques étaient prêtes. Les deux échantillons de sperme étaient identiques et devaient provenir du même homme. Affaire classée. Mais ce que Jeffreys constata par la suite l’étonna. Le prélèvement sanguin présentait une empreinte génétique radicalement différente de celle des échantillons de sperme : Buckland n’était pas le meurtrier.

La police du Leicestershire se récria. La conclusion était absurde, Jeffreys avait dû se tromper. Jeffreys recommença le test, le laboratoire de médecine légale du ministère de l’Intérieur également, avec exactement le même résultat. La police, perplexe, renonça à imputer le crime à Buckland, non sans réticence il est vrai. C’était la première fois dans l’histoire qu’un homme était innocenté sur la base de ses séquences d’ADN.

Mais le doute persistait. Buckland, après tout, avait avoué. Les policiers auraient trouvé l’empreinte génétique autrement plus convaincante si elle avait pu confondre le coupable avec la même assurance avec laquelle elle disculpait l’innocent. Aussi, cinq mois après la mort de la jeune Dawn Ashworth, la police prit-elle ses dispositions pour soumettre à un test sanguin les 5 500 hommes de Narborough et des alentours afin de repérer l’empreinte génétique qui correspondrait à celle du sperme de l’assassin violeur. Aucun échantillon ne correspondait.

Puis un homme qui travaillait dans une boulangerie de Leicester, Ian Kelly, fit remarquer à ses collègues qu’il avait passé le test sanguin, même s’il ne vivait pas dans les environs de Narborough. C’était un autre ouvrier de la boulangerie qui lui avait demandé de s’y soumettre, Colin Pitchfork, lequel vivait effectivement à Narborough. Pitchfork avait expliqué à Kelly que la police essayait de lui mettre l’affaire sur le dos. L’un des collègues de Kelly répéta l’histoire à la police qui arrêta Pitchfork. Pitchfork avoua rapidement le meurtre des deux jeunes filles, mais cette fois les aveux se révélèrent exacts : l’empreinte ADN de son sang correspondait à celle du sperme trouvé sur les deux cadavres. Le 23 janvier 1988, il était condamné à la prison à vie.

L’empreinte génétique devint immédiatement l’une des armes les plus fiables et les plus puissantes de la police scientifique. Le cas Pitchfork, une extraordinaire démonstration de virtuosité technique, donna le ton pour les années qui allaient suivre : l’empreinte génétique avait le pouvoir d’acquitter un innocent, y compris face à ce qui semblait être la preuve écrasante de sa culpabilité ; d’inciter le coupable à se trahir juste en invoquant le test ; sa fiabilité, quand la technique était bien maîtrisée, était stupéfiante ; elle pouvait s’appliquer à de petits échantillons de tissu organique, y compris le mucus nasal, la salive, les poils ou les ossements d’un vieux cadavre.

Les empreintes génétiques ont connu un succès fou au cours de la décennie qui a suivi l’affaire Pitchfork. Pour la seule Grande- Bretagne, les services de la police scientifique ont collecté 320 000 échantillons d’ADN, dont 28 000 ont permis d’identifier un criminel, et près de deux fois plus ont permis de disculper des innocents. On en a simplifié la technique en réussissant à n’utiliser qu’un seul site de minisatellites à chaque fois. On l’a perfectionnée en faisant en sorte que les minuscules minisatellites, voire les microsatellites du génome d’un individu, donnent un seul codebarres. On a poussé la sophistication jusqu’à analyser non seulement la longueur des séquences répétitives mais leur contenu. Il y a également eu des abus, comme on peut s’y attendre dès qu’il s’agit d’affaires judiciaires. (La plupart n’ont d’ailleurs rien à voir avec l’ADN mais spéculent sur la naïveté du profane en matière de statistiques : les jurés potentiels sont près de quatre fois plus nombreux à conclure à la culpabilité quand on leur dit que tel ADN a 0,1 % de « chance » de correspondre à celui du criminel, que lorsqu’on leur parle d’une chance sur mille – ce qui pourtant revient au même.)

Les empreintes ADN ne se sont pas contentées de révolutionner la médecine légale. Elles ont permis de confirmer l’identité du cadavre présumé de Josef Mengele à la suite de son exhumation, en 1990 ; d’attribuer une origine présidentielle au sperme retrouvé sur la robe de Monica Lewinsky ; de s’assurer de l’identité des descendants adultérins de Thomas Jefferson. La technique a fait fureur dans le domaine de la recherche en paternité, au point qu’en 1998 la société Identigene a placardé sur toutes les autoroutes d’Amérique une affiche publicitaire où l’on pouvait lire : « QUI EST LE PÈRE ? APPELEZ LE 1-800-PROFIL ADN. » La firme a reçu 300 appels par jour pour autant de commandes d’un test à 600 dollars [autour de 3 500 francs], en provenance aussi bien de mères célibataires cherchant à obtenir une pension alimentaire du « père » de leur enfant, que de « pères » suspicieux se demandant si tous les enfants de leur compagne étaient bien les leurs. Dans plus des deux tiers des cas, l’ADN a prouvé que la mère disait la vérité. Reste à savoir si le préjudice causé aux pères qui ont obtenu la confirmation de l’infidélité de leur compagne ne pèse pas plus lourd que le soulagement de ceux qui ont constaté que leurs craintes étaient infondées. Bien entendu, lorsqu’un tel service privé voulut avoir pignon sur rue en Grande- Bretagne, cela souleva le tollé des médias. La tradition britannique veut que de telles techniques médicales relèvent de la propriété étatique et non individuelle, du moins en principe.

Dans un domaine plus romantique, l’application de la technique de l’empreinte génétique à la recherche en paternité a bouleversé notre compréhension du chant des oiseaux. Avez-vous jamais remarqué que les grives, les rouges-gorges et les fauvettes continuent de chanter bien après leur accouplement printanier ? Ce qui égratigne quelque peu l’idée que la fonction principale du chant des oiseaux serait la séduction du partenaire sexuel. Les biologistes ont commencé à tester l’ADN des oiseaux à la fin des années 1980, en cherchant à savoir quel était le père des poussins de chaque nid. Ils ont découvert, à leur grande surprise, que chez les oiseaux les plus monogames, où un seul mâle et une seule femelle s’épaulent loyalement pour élever leur progéniture présumée, la femelle s’accouplait très souvent avec un mâle du voisinage qui n’était pas le « mari » officiel. Les oiseaux se cocufient joyeusement, bien plus souvent qu’on ne se l’était imaginé (il est vrai que nos dévergondés agissent dans le plus grand secret). Les empreintes ADN ont conduit la recherche à une thèse particulièrement féconde, celle du « sperme rival », capable d’expliquer certaines petites curiosités comme le fait que la taille des testicules de chimpanzé atteigne quatre fois celle des testicules de gorille, alors même que le chimpanzé est quatre fois plus petit que son cousin évolutif. Les gorilles mâles s’arrogent l’exclusivité d’une seule partenaire, de sorte que leur sperme ne connaît pas de concurrent ; les chimpanzés mâles pratiquent la communauté des femelles, de sorte que chacun doit produire de grandes quantités de sperme et s’accoupler fréquemment pour accroître ses chances d’être père. La thèse explique également pourquoi l’oiseau mâle se met à chanter avec autant d’ardeur, alors qu’il est déjà « marié ». Il se cherche une « aventure ».