CHROMOSOME 4
La fatalité

Matt Ridley


Tiré du livre : Génome, Editions Robert Laffont, Paris, 2001, pp. 69 à 80

 

« Monsieur, ce que vous nous racontez là n’est que du calvinisme scientifique. »

Soldat écossais anonyme à William Bateson à l’issue d’une conférence populaire.

 

 

Ouvrez un quelconque catalogue du génome humain et vous serez confronté non pas à la liste des potentialités humaines, mais à la liste des maladies, la plupart d’après un tandem de patronymes d’obscurs médecins d’Europe centrale. Tel gène provoque la maladie de Niemann-Pick ; tel autre le syndrome de Wolf-Hirsch- horn. Ce qui donne l’impression que les gènes n’existent que pour donner des maladies. « De nouveaux gènes de maladies mentales », annonce un site web rapportant les dernières nouvelles du front : « Gène de la dystonie précoce. Le gène du cancer du rein isolé. L’autisme lié au gène transporteur de la sérotonine. Nouveau gène de la maladie d’Alzheimer. Génétique du comportement obsessionnel. »

L’ennui, c’est que définir les gènes par les maladies dont ils sont responsables est à peu près aussi absurde que définir nos organes par les maladies qui peuvent les affecter : le foie est responsable de la cirrhose, le coeur des crises cardiaques et le cerveau des attaques cérébrales. Cette présentation propre aux catalogues du génome ne mesure jamais que notre ignorance, pas notre savoir. C’est un fait que la seule chose que nous connaissons de certains gènes est que leur dysfonctionnement provoque une maladie particulière. Mais c'est un savoir dérisoire, qui prête à un terrible malentendu. Cela conduit au raccourci dangereux du style : « X a le gène de Wolf-Hirschhorn. » Faux. Nous avons tous le gène de Wolf-Hirschhorn, sauf, ironie de la situation, les personnes qui souffrent du syndrome de Wolf-Hirschhorn. Leur maladie tient à ce que le gène est totalement absent. Pour le reste d'entre nous, ledit gène est une force positive, pas négative. Les malades ont la mutation, pas le gène.

Le syndrome de Wolf-Hirschhorn est si rare et si grave --son gène est si vital-- que ses victimes meurent jeunes. Encore que ce gène, qui se situe sur le chromosome 4, soit en fait le plus célèbre de tous les gènes parce qu'une maladie très différente lui est également associée : la chorée de Huntington.

La « danse de St-Guy » comme on disait autrefois. Le terme de « chorée » vient du grec khoreia, la danse, évoquant les mouvements incontrôlés et convulsifs des personnes at-teintes. (N.d.T.) »

Une version mutante du gène provoque la chorée de Huntington ; l'absence totale du gène provoque le syndrome de Wolf-Hirschhorn. Nous savons très peu de choses sur la fonction de ce gène au quotidien, mais nous connaissons tous les affreux détails de sa façon d'être défectueux, où, comment et pourquoi, avec les conséquences que cela entraîne pour l'organisme. Ce gène ne contient qu'un seul « mot », répété sans cesse : CAG, CAG, CAG, CAG... La répétition peut se réitérer six fois, parfois trente, parfois plus d'une centaine de fois. Votre sort, votre santé et votre vie sont suspendus au fil de cette répétition. Si le « mot » est répété trente-cinq fois ou moins, vous irez bien. La plupart d'entre nous ont entre dix et quinze répétitions. Si le « mot » est répété trente-neuf fois ou plus, vous perdrez, vers la quarantaine, le sens de l'équilibre, puis progressivement votre autonomie et mourrez prématurément. Le déclin commence par une lente détérioration des facultés intellectuelles, se poursuit par des mouvements incohérents et la descente dans une profonde dépression, avec hallucinations et délires éventuels. Il n'y a rien à faire : la maladie est incurable. Mais elle met entre quinze et vingt-cinq années terrifiantes à évoluer jusqu'au bout. Rares sont les destins plus funestes. En vérité, la plupart des symptômes psychologiques précoces sont tout aussi redoutables chez ceux qui vivent dans une famille affectée mais n'ont pas la maladie : la tension et le stress de l'attente du déclenchement de la maladie sont dévastateurs.

Voir la séquence du gène responsable de la maladie de Huntington. Voyez-vous la répétition des CAG ?

La cause réside dans les gènes et nulle part ailleurs. Ou bien vous avez la mutation de Huntington et vous serez malade, ou vous ne l'avez pas et vous ne le serez pas. Il s'agit là d'un déterminisme, d'une prédestination et d'une destinée dont l'inexorabilité aurait dépassé les espérances de Calvin lui-même. Au premier examen des causes de la maladie, on voit que les gènes sont responsables et qu'il n'y a rien à faire. Peu importe que vous fumiez ou preniez des vitamines, que vous soyez un battant ou préfériez vous affaler devant la télé. L'âge auquel la démence fera son apparition dépend strictement, inexorablement, du nombre de répétitions du CAG en un site précis d'un gène précis. Si vous avez trente-neuf répétitions, vous avez une probabilité de 90 % de sombrer dans la démence vers l'âge de soixante-quinze ans en manifestant les premiers symptômes vers soixante-six ans ; si vous en avez quarante, vous succomberez en moyenne à cinquante-cinq ans ; quarante et une répétitions, à cinquante-quatre ; quarante-deux, à trente-sept, et ainsi de suite jusqu'aux malheureux qui ont cinquante répétitions et perdront l'esprit vers vingt-sept ans. L'échelle est la suivante : si vos chromosomes étaient assez longs pour faire le tour de la Terre à l'équateur, la différence entre la santé mentale et la folie tiendrait à moins d'un pouce (2,54 cm) en trop.

Aucun horoscope ne prétend à une telle précision. Aucune théorie de la causalité humaine, freudienne, marxiste, chrétienne ou animiste, n'a jamais été aussi déterministe. Aucun prophète de l'Ancien Testament, aucun oracle de la Grèce antique, aucune voyante, ne s'est jamais aventuré à annoncer aux gens le moment exact où leur vie se désintégrera, sans parler de le faire sans se tromper. Nous avons affaire ici à la prédiction terrifiante d'une vérité cruelle et inflexible. Notre génome comprend un milliard de « mots » de trois lettres. Mais c'est la longueur de cette seule ritournelle qui s'interpose entre nous et la maladie mentale.

La maladie de Huntington, qui devint célèbre après avoir tué le chanteur folk Woody Guthrie en 1967, fut diagnostiquée pour la première fois par un médecin, le Dr George Huntington, en 1872 à la pointe est de Long Island. Il avait remarqué qu'elle courait dans les familles. Des travaux ultérieurs révélèrent que les cas de Long Island faisaient partie d'un arbre familial beaucoup plus vaste originaire de la Nouvelle-Angleterre. On avait détecté plus d'un millier de cas dans les douze générations de cette lignée. Tous descendaient de deux frères qui avaient émigré du Suffolk (Sud-est de l’Angleterre) en 1630. Certaines de leurs descendantes furent brûlées comme sorcières à Salem en 1693, sans doute à cause de la tournure inquiétante des symptômes. Mais comme la mutation ne se manifeste qu'à l'âge mûr, quand les gens ont déjà des enfants, la pression sélective permettant l'élimination naturelle de la maladie est faible. En fait, plusieurs études montrent que ceux qui ont la mutation semblent être plus prolifiques que leurs frères et soeurs non atteints.

La maladie de Huntington a été la première affection génétique à transmission totalement dominante à être élucidée. Elle diffère de l'alcaptonurie où il vous faut deux exemplaires du gène mutant, un de chaque parent, pour manifester les symptômes. Pour la chorée, un seul exemplaire de la mutation suffira. La maladie semble être plus grave quand elle est héritée du père et la mutation a tendance à s'aggraver, en multipliant les répétitions, en fonction de l'âge croissant des pères des victimes.

À la fin des années 1970, une femme énergique entreprit de trouver le gène Huntington. À la suite de la mort éprouvante du célèbre chanteur Woody Guthrie, sa veuve mit sur pied un comité de lutte contre la chorée de Huntington ; elle fut rejointe par un médecin du nom de Milton Wexler dont la femme et trois beaux-frères avaient souffert de la maladie. La fille de Wexler, Nancy, savait qu'elle avait un risque de 50 % d'avoir elle-même la mutation et elle devint obsédée par la recherche du gène. On lui conseilla de laisser tomber. Trouver le gène serait une gageure. Autant chercher une aiguille dans une meule de foin de la taille de l'Amérique. Il lui faudrait attendre quelques années que les techniques s'améliorent et que l'objectif devienne réaliste. Se fondant sur le rapport d'un médecin vénézuélien, Americo Negrette, elle s'envola pour le Venezuela en 1979 afin de rendre visite à trois localités rurales du nom de San Luis, Barranquitas et Laguneta, sur les rives du lac Maracaibo. Ce lac, qui en fait est une immense baie maritime pratiquement fermée, est situé à l'extrême ouest du Venezuela, au-delà de la cordillère de Merida.

Une vaste famille élargie habitant la région comprenait un fort taux de cas de maladie de Huntington. Selon l'histoire qui courait parmi ses membres, l'affection provenait d'un marin du XVIIIesiècle. Nancy Wexler réussit à retracer l'arbre généalogique familial de la famille jusqu'au début du XIXe siècle et put remonter à une femme dénommée opportunément Maria Concepcion. Celle-ci vivait dans les Pueblos de Agua, où les maisons étaient construites sur pilotis au-dessus de l'eau. Cette ancêtre prolifique eut 11 000 descendants en huit générations, dont 9 000 étaient encore en vie en 1981. Pas moins de 371 d'entre eux avaient la maladie de Huntington quand Nancy Wexler vint pour la première fois, et 3 600 avaient un risque sur quatre de la développer, ayant au moins un grand parent qui en manifestait les symptômes.

Nancy dut faire preuve d'un courage remarquable, étant donné qu'elle-même pouvait être porteuse de la mutation. « C’est impressionnant de voir tous ces enfants exubérants, écrivait-elle, pleins d’espoir en dépit de leur pauvreté, de leur illettrisme, du travail épuisant et dangereux des garçons partant pêcher dans de petits bateaux sur le lac turbulent, sans parler de ces fillettes minuscules qui tiennent la maison, s'occupent des parents malades et font preuve d'une telle joie de vivre en attendant que frappe ce fléau qui les prive de leurs parents, grands-parents, tantes, oncles et cousins. »

Nancy Wexler se mit à fouiller dans la meule de foin. Elle commença par collecter le sang d'environ cinq cents personnes : « Ah, ces journées chaudes et bruyantes de collecte de sang. » Puis elle envoya les échantillons au laboratoire de Jim Gusella de Boston. Il se mit à tester les marqueurs génétiques pouvant le mettre sur la piste du gène : des bouts d'ADN sélectionnés au hasard qui pourraient ou non présenter une différence significative entre les individus affectés par la mutation et les autres. La chance lui sourit et vers la mi-1983 il avait non seulement isolé un marqueur proche du gène affecté, mais l'avait localisé au sommet du bras court du chromosome 4. Il savait dans quelle trois millionième partie du génome il résidait. Mission accomplie ? Pas si vite. Le gène était situé dans une région dont le texte faisait un million de « lettres ». La meule de foin avait rétréci, mais restait gigantesque. Huit ans plus tard le gène restait encore une énigme : « La tâche a été extrêmement ardue dans cette région inhospitalière au sommet du chromosome 4, écrivait Nancy Wexler dans un style digne d’un explorateur victorien. Tout s’est passé ces huit dernières années comme si nous avions escaladé l’Everest. »

L'acharnement fut payant. En 1993, on trouva enfin le gène, on en décrypta le texte, et la mutation qui donnait la maladie fut identifiée. Le gène code une protéine baptisée huntingtine : la protéine a été découverte après le gène d'où son nom. La répétition du CAG au milieu du gène donne une longue bande de glutamines au milieu de la protéine (CAG signifie glutamine en « génétique »). Et, dans le cas de la maladie de Huntington, plus il y a de glutamine à cet endroit, plus la maladie se déclenche tôt.

Mais le résultat de toute cette investigation paraissait désespérément inadéquat. Si le gène de Huntington est endommagé, pourquoi fonctionne-t-il correctement pendant les trente premières années de la vie ? Il semble que la forme mutante du gène induit une très lente précipitation d'agrégats. Comme pour la maladie d'Alzheimer et l'ESB (encéphalite spongiforme bovine, c'est-à-dire la maladie de la vache folle), c'est l'accumulation de grumeaux de protéines au sein de la cellule qui provoque la mort de celle-ci, peut- être en l'incitant à se suicider. Dans la maladie de Huntington, le phénomène se produit essentiellement dans l'aire cérébrale du contrôle moteur, ce qui a pour résultat la perte progressive de la maîtrise des mouvements.

La caractéristique la plus inattendue du bégaiement exagéré des CAG est qu'il n'est pas spécifique de la maladie de Huntington. On recense cinq autres maladies neurologiques provoquées par ce qu'on appelle au sein de gènes complètement différents, dont par exemple l'ataxie cérébelleuse. Il existe même un curieux compte rendu expérimental qui mentionne qu'une longue séquence de CAG délibérément insérée dans un gène de souris choisi au hasard provoque le déclenchement tardif d'un trouble neurologique analogue à la maladie de Huntington. Les répétitions de CAG peuvent donc provoquer des maladies neurologiques quel que soit le gène où elles se manifestent. Par ailleurs, il existe d'autres maladies neurologiques dégénératives induites par la répétition exagérée d'autres qui dans chaque cas commencent par C et finissent par G. On connaît six maladies CAG. La répétition de CCG ou de CGG plus de 200 fois vers le début d'un gène situé sur le chromosome X provoque , une forme de retard mental de gravité variable mais d'une fréquence étonnante (la norme est d'une soixantaine de répétitions ; mais on peut observer jusqu'à 1 000 répétitions). La répétition entre 50 et 1 000 fois de CTG dans un gène situé sur le chromosome 19 provoque la dystrophie myotonique (une maladie neuromuscu- laire). Plus d'une douzaine de maladies humaines sont dues à l'extension de la répétition d'un mot de trois lettres --il s'agit des maladies dites à polyglutamine. Dans chaque cas l'élongation de la protéine a tendance à se traduire par une accumulation dans la cellule de grumeaux indigestes provoquant la mort de celle-ci. Les symptômes diffèrent selon les gènes activés dans les différents constituants de l'organisme.

Qu'est-ce que le « mot » C*G a-t-il de si spécial, mis à part qu'il signifie glutamine (l’un des 20 acides aminés)? Ce qu'on appelle le « phénomène d’anticipation » donne une indication. On s'est aperçu depuis quelque temps que les personnes souffrant d'une forme sévère de la maladie de Huntington ou du X fragile sont susceptibles d'avoir des enfants chez qui la maladie prend une forme encore plus grave ou se déclenche plus tôt que chez eux-mêmes. Le terme d'anticipation signifie ici que plus le nombre de répétitions est important, plus il a tendance à s'accroître dans le gène des générations suivantes. On sait que ces répétitions forment de petites boucles d'ADN surnommées « les épingles à cheveux ». L'ADN aime bien s'accoler à lui-même en formant une structure en épingle à cheveux où les C et G des C*G s'accolent entre eux. Quand les épingles à cheveux se déplient, le mécanisme de copie peut se tromper et insérer plus d'exemplaires du mot qu'il n'en faut.

Une simple analogie peut permettre de mieux comprendre le mécanisme. Si je répète un mot six fois dans une phrase cag, cag, cag, cag, cag, cag il vous sera facile de compter les exemplaires. Mais si je le répète trente-six fois cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag je parie que vous allez vous tromper. C'est ce qui se passe dans l'ADN. Plus il y a de répétitions, plus il y a de pour que le mécanisme de copie en ajoute une surnuméraire. Son doigt glisse et perd sa place dans le texte. L’autre explication possible (qui peut s’ajouter à la première) est que le système de vérification, autrement dit de correction des erreurs, fonctionne bien tant qu’il s’agit de repérer les petites erreurs, mais pas les grandes dans les séquences répétées de C*G’.

Ce qui peut expliquer pourquoi la maladie se déclenche tard dans l’existence. Laura Mangiarini, du Guy’s Hospital de Londres, a créé des souris transgéniques pourvues de copies d’un fragment de gène de Huntington qui contenait plus d’une centaine de répétitions. Au fur et à mesure du vieillissement des souris, la longueur du gène s’accroissait dans tous leurs tissus sauf un. Le gène comprenait jusqu’à dix CAG surnuméraires. La seule exception était le cervelet, la zone cérébrale responsable du contrôle moteur. Les cellules du cervelet n’ont pas besoin de se modifier au cours de la vie une fois que les souris ont appris à marcher, de sorte qu’elles ne se divisent jamais. Or les erreurs de copie surviennent quand les cellules et Ies gènes se divisent. Chez les êtres humains, le nombre de répétitions de CAG dans le cervelet chute au cours de la vie, alors qu’il s’accroît dans les autres tissus. Dans les cellules qui fabriquent les spermatozoïdes, le nombre de CAG s’accroît, ce qui explique qu’il y ait une relation entre l’apparition de la maladie de Huntington et l’âge du père : les pères plus vieux ont des fils affectés de formes plus sévères de la maladie et à un âge plus précoce. (Soit dit en passant, on sait aujourd’hui que le taux de mutations, au sein du génome, est environ cinq fois plus élevé chez l’homme que chez la femme, dans la mesure où la réplication doit être réitérée pour fournir suffisamment de nouveaux spermatozoïdes au cours de l’existence.)

Certaines familles semblent plus portées à l’apparition spontanée de la mutation de Huntington que d’autres. Cela s’explique non seulement par le fait qu’elles présentent un nombre de répétitions tout juste inférieur au seuil critique (disons entre vingt-cinq et trente-cinq), mais par le fait que ce nombre saute au-dessus du seuil acceptable environ deux fois plus facilement que chez d’autres personnes présentant pourtant un nombre de répétitions comparable. Il s’agit, là encore, d’une simple histoire de lettres. Prenez deux individus : l’un a trente-cinq CAG suivis d’un bouquet de CCA et de CCG. Si le lecteur se trompe et ajoute un CAG supplémentaire, le nombre de répétitions a grossi d’une unité. L’autre individu a trente-cinq CAG, suivis par un CAA puis deux autres CAG. Si le lecteur se trompe et lit CAG à la place de CAA, cela fera non pas une mais trois répétitions supplémentaires, tenu compte des deux CAG déjà en place.

J’ai peut-être l’air de faire du zèle en vous submergeant de détails sur les CAG du gène de Huntington, mais sachez qu’on ne savait pratiquement rien de tout cela il y a seulement cinq ans. On n’avait pas trouvé le gène ni identifié la répétition de CAG ; on ne connaissait pas la huntingtine ; on n’avait même pas deviné qu’il y avait un rapport avec les autres maladies neuro-dégénératives ; les taux de mutations et leur cause restaient mystérieux et on ne s’expliquait pas l’effet paternel. De 1872 à 1993 on ne savait pratiquement rien de la maladie de Huntington mis à part qu’il s’agissait d’une affection génétique. Le champignon de la connaissance a poussé ensuite en une nuit ou peu s’en faut, en acquérant une telle taille qu’il faut plusieurs jours pour en prendre connaissance dans une bibliothèque : près d’une centaine de chercheurs ont publié des articles sur le gène de Huntington depuis 1993 ! Tout cela pour un seul gène. L’un des 30 000 à 60 000 gènes du génome humain. Si vous n’êtes pas encore convaincu de l’immensité de la boîte de Pandore ouverte par James Watson et Francis Crick un certain jour de 1953, l’histoire du gène de la maladie de Huntington s’en chargera sûrement. Comparé au savoir qui reste à glaner dans le génome, tout le reste de la biologie tient dans un dé à coudre.

Avec tout cela, on n’a toujours pas réussi à guérir un seul cas de maladie de Huntington. Tout le savoir auquel je viens de rendre hommage n’a pas suscité le moindre traitement. Dans sa simplicité implacable, cette fichue répétition de CAG a rendu la situation de ceux qui cherchent un remède encore plus lugubre. Le cerveau comprend cent milliards de cellules. Comment se rendre dans chacun des gènes impliqués pour y raccourcir les séquences de CAG ?

Nancy Wexler raconte l’histoire d’une des femmes de l’étude du lac de Maracaibo. Elle s’était rendue à la cabane de Nancy pour se soumettre aux tests permettant de détecter les premiers signes neurologiques de la maladie. Elle paraissait en parfaite santé, mais Nancy savait que des tests pouvaient identifier certains signes ténus de la maladie bien avant que le ou la malade les perçoive. Il n’y avait pas de doute, la femme présentait les signes en question. Mais, contrairement à la plupart des gens, elle demanda aux médecins, à l’issue de l’examen, quelle était leur conclusion. Avait-elle la maladie ? Le médecin répondit par une autre question : Qu’en pensez-vous ? Elle pensait être indemne. Les médecins évitèrent de lui dire ce qu’ils pensaient, invoquant la nécessité de mieux connaître les patients avant de leur donner le diagnostic. Dès qu’elle eut quitté la pièce, son ami fit irruption dans un état proche de l’hystérie. Que lui avez-vous dit ? Les médecins le lui dirent. « Dieu merci », répondit-il en s’expliquant : la femme l’avait prévenu qu’elle demanderait le diagnostic et que, si elle avait la maladie, elle se suiciderait immédiatement.

Il y a plusieurs aspects dérangeants dans cette histoire. D’abord, le dénouement heureux trompeur. La femme a effectivement la mutation. Elle affronte une sentence de mort qu’elle pourra exécuter elle-même ou qui sera exécutée beaucoup plus lentement. Elle ne peut échapper à son destin, quelle que soit la sollicitude des experts. Elle a incontestablement le droit de savoir ce qu’il en est, et de traiter l’information comme il lui plaît. Si elle souhaite agir sur le diagnostic en se tuant, de quel droit les médecins feraient de la rétention d’information ? Il n’empêche qu’ils ont fait tout de même « ce qu’il fallait faire ». Rien n’est plus délicat que de donner le résultat d’un test d’une maladie fatale ; dire crûment et froidement ce qu’il en est n’est sans doute pas la meilleure chose à faire. Se prêter à un test de dépistage sans soutien psychologique est le meilleur moyen d’aller au- devant de la détresse. Mais cette histoire fait avant tout comprendre l’inutilité du diagnostic en l’absence de traitement. Cette femme pensait qu’elle allait bien. Imaginez qu’elle ait eu cinq années d’ignorance heureuse devant elle ; pourquoi lui dire qu’elle sombrerait dans la folie une fois ces années écoulées ?

La personne qui a vu sa mère mourir de la maladie de Huntington sait qu’elle a un risque sur deux de la contracter. Évidemment, c’est une façon de parler. Aucun individu ne peut avoir la maladie avec une probabilité de 50 %. Ou il aura la maladie, ou il ne l’aura pas. Le déterminisme est le même à chaque fois. Le test génétique se contente d’ôter l’emballage statistique et de dire si les 50 % invoqués sont en réalité 100 % ou 0 %.

Nancy Wexler craint que la science ne soit actuellement dans la position de Tirésias, le prophète aveugle de Thèbes. Tirésias avait surpris par hasard Athéna dans son bain, laquelle l’avait rendu aveugle. Elle s’était ensuite repentie, mais faute de pouvoir lui rendre la vue elle lui avait donné le pouvoir de seconde vue. Mais voir l’avenir lui fut une malédiction dans la mesure où il voyait sans pouvoir intervenir. « Quel malheur d’être sage quand la sagesse n’en profite pas », déclara Tirésias à OEdipe. Ou, comme dirait Nancy Wexler : « Tenez-vous à savoir quand vous mourrez, surtout quand vous savez que vous n’avez pas le pouvoir de changer le dénouement ? » La plupart des personnes qui sont susceptibles d’avoir la maladie de Huntington et qui, depuis 1986, peuvent faire un test de dépistage de la mutation choisissent l’ignorance. 20 % seulement optent pour le test. Curieusement, mais cela peut se comprendre, les hommes sont trois fois plus nombreux à choisir l’ignorance que les femmes. Ils sont plus inquiets pour eux-mêmes que pour leur progéniture.

Et quand les personnes à risque choisissent de savoir, l’éthique se révèle byzantine. Le membre de la famille qui fait le test teste en fait l’ensemble de la famille. Bien des parents se résolvent au test avec réticence pour l’avenir de leur progéniture. Et les idées fausses pullulent, y compris dans les manuels et notices médicales. La moitié des enfants peuvent être atteints, dit l’un en s’adressant aux parents porteurs de la mutation. Ce qui n’est pas exact : en fait, chaque enfant a un risque sur deux d’être porteur, ce qui est très différent. La façon de présenter le résultat du test est également extrêmement délicate. Des psychologues ont constaté que les gens acceptaient mieux qu’on leur dise qu’ils avaient trois chances sur quatre d’avoir un bébé non porteur qu’un risque sur quatre d’avoir un bébé atteint. Et pourtant c’est la même chose.

La maladie de Huntington occupe un point extrême du spectre génétique. Son déterminisme est inexorable et ne se dilue pas dans la diversité environnementale. Une vie saine, de bons médecins, un régime alimentaire équilibré et la tendresse familiale n’y peuvent rien. Votre sort est scellé dans vos gènes. Tel un augustinien authentique, vous allez au paradis par la seule grâce de Dieu et non grâce à votre bonne conduite. Cela nous rappelle que le génome, pour être une véritable bible, peut nous apporter le type de savoir le plus décourageant qui soit : la connaissance de notre destinée, autrement dit un savoir dont on ne peut rien faire, la malédiction de Tirésias.

Et Nancy Wexler ? Qu’a-t-elle choisi ? Elle et sa soeur aînée Alice, à la fin des années 1980, ont envisagé à plusieurs reprises avec leur père Milton de se soumettre toutes deux au test. La discussion a été serrée, vindicative et sans conclusion. Milton était contre, craignant une fiabilité du test insuffisante et un faux diagnostic. Nancy s’était décidée à passer le test, mais sa détermination s’évapora progressivement face à une éventualité défavorable. Alice fit le récit de leurs débats dans un journal qui prit la forme d’un examen de conscience et fut publié sous le titre de Mapping Fate (La carte du destin). Au bout du compte ni l’une ni l’autre ne s’est soumise au test. Nancy a désormais l’âge auquel la maladie de sa mère fut diagnostiquée”.