Tiré
du livre : Génome, Editions Robert Laffont,
Paris, 2001, pp. 69 à 80
«
Monsieur, ce que vous nous racontez là n’est
que du calvinisme scientifique. »
Soldat
écossais anonyme à William Bateson à
l’issue d’une conférence populaire.
Ouvrez un quelconque catalogue du génome humain
et vous serez confronté non pas à la liste
des potentialités humaines, mais à la liste
des maladies, la plupart d’après un tandem
de patronymes d’obscurs médecins d’Europe
centrale. Tel gène provoque la maladie de Niemann-Pick
; tel autre le syndrome de Wolf-Hirsch- horn. Ce qui donne
l’impression que les gènes n’existent
que pour donner des maladies. « De nouveaux gènes
de maladies mentales », annonce un site web rapportant
les dernières nouvelles du front : « Gène
de la dystonie précoce. Le gène du cancer
du rein isolé. L’autisme lié au gène
transporteur de la sérotonine. Nouveau gène
de la maladie d’Alzheimer. Génétique
du comportement obsessionnel. »
L’ennui, c’est que définir les gènes
par les maladies dont ils sont responsables est à
peu près aussi absurde que définir nos organes
par les maladies qui peuvent les affecter : le foie est
responsable de la cirrhose, le coeur des crises cardiaques
et le cerveau des attaques cérébrales. Cette
présentation propre aux catalogues du génome
ne mesure jamais que notre ignorance, pas notre savoir.
C’est un fait que la seule chose que nous connaissons
de certains gènes est que leur dysfonctionnement
provoque une maladie particulière. Mais c'est un
savoir dérisoire, qui prête à un terrible
malentendu. Cela conduit au raccourci dangereux du style
: « X a le gène de Wolf-Hirschhorn. »
Faux. Nous avons tous le gène de Wolf-Hirschhorn,
sauf, ironie de la situation, les personnes qui souffrent
du syndrome de Wolf-Hirschhorn. Leur maladie tient à
ce que le gène est totalement absent. Pour le reste
d'entre nous, ledit gène est une force positive,
pas négative. Les malades ont la mutation, pas le
gène.
Le syndrome de Wolf-Hirschhorn est si rare et si grave
--son gène est si vital-- que ses victimes meurent
jeunes. Encore que ce gène, qui se situe sur le chromosome
4, soit en fait le plus célèbre de tous les
gènes parce qu'une maladie très différente
lui est également associée : la chorée
de Huntington.
La « danse de St-Guy »
comme on disait autrefois. Le terme de « chorée
» vient du grec khoreia, la danse, évoquant
les mouvements incontrôlés et convulsifs
des personnes at-teintes. (N.d.T.) »
Une version mutante du gène provoque la chorée
de Huntington ; l'absence totale du gène provoque
le syndrome de Wolf-Hirschhorn. Nous savons très
peu de choses sur la fonction de ce gène au quotidien,
mais nous connaissons tous les affreux détails de
sa façon d'être défectueux, où,
comment et pourquoi, avec les conséquences que cela
entraîne pour l'organisme. Ce gène ne contient
qu'un seul « mot », répété
sans cesse : CAG, CAG, CAG, CAG... La répétition
peut se réitérer six fois, parfois trente,
parfois plus d'une centaine de fois. Votre sort, votre santé
et votre vie sont suspendus au fil de cette répétition.
Si le « mot » est répété
trente-cinq fois ou moins, vous irez bien. La plupart d'entre
nous ont entre dix et quinze répétitions.
Si le « mot » est répété
trente-neuf fois ou plus, vous perdrez, vers la quarantaine,
le sens de l'équilibre, puis progressivement votre
autonomie et mourrez prématurément. Le déclin
commence par une lente détérioration des facultés
intellectuelles, se poursuit par des mouvements incohérents
et la descente dans une profonde dépression, avec
hallucinations et délires éventuels. Il n'y
a rien à faire : la maladie est incurable. Mais elle
met entre quinze et vingt-cinq années terrifiantes
à évoluer jusqu'au bout. Rares sont les destins
plus funestes. En vérité, la plupart des symptômes
psychologiques précoces sont tout aussi redoutables
chez ceux qui vivent dans une famille affectée mais
n'ont pas la maladie : la tension et le stress de l'attente
du déclenchement de la maladie sont dévastateurs.
La cause réside dans les gènes et nulle part
ailleurs. Ou bien vous avez la mutation de Huntington et
vous serez malade, ou vous ne l'avez pas et vous ne le serez
pas. Il s'agit là d'un déterminisme, d'une
prédestination et d'une destinée dont l'inexorabilité
aurait dépassé les espérances de Calvin
lui-même. Au premier examen des causes de la maladie,
on voit que les gènes sont responsables et qu'il
n'y a rien à faire. Peu importe que vous fumiez ou
preniez des vitamines, que vous soyez un battant ou préfériez
vous affaler devant la télé. L'âge auquel
la démence fera son apparition dépend strictement,
inexorablement, du nombre de répétitions du
CAG en un site précis d'un gène précis.
Si vous avez trente-neuf répétitions, vous
avez une probabilité de 90 % de sombrer dans la démence
vers l'âge de soixante-quinze ans en manifestant les
premiers symptômes vers soixante-six ans ; si vous
en avez quarante, vous succomberez en moyenne à cinquante-cinq
ans ; quarante et une répétitions, à
cinquante-quatre ; quarante-deux, à trente-sept,
et ainsi de suite jusqu'aux malheureux qui ont cinquante
répétitions et perdront l'esprit vers vingt-sept
ans. L'échelle est la suivante : si vos chromosomes
étaient assez longs pour faire le tour de la Terre
à l'équateur, la différence entre la
santé mentale et la folie tiendrait à moins
d'un pouce (2,54 cm) en trop.
Aucun horoscope ne prétend à une telle précision.
Aucune théorie de la causalité humaine, freudienne,
marxiste, chrétienne ou animiste, n'a jamais été
aussi déterministe. Aucun prophète de l'Ancien
Testament, aucun oracle de la Grèce antique, aucune
voyante, ne s'est jamais aventuré à annoncer
aux gens le moment exact où leur vie se désintégrera,
sans parler de le faire sans se tromper. Nous avons affaire
ici à la prédiction terrifiante d'une vérité
cruelle et inflexible. Notre génome comprend un milliard
de « mots » de trois lettres. Mais c'est la
longueur de cette seule ritournelle qui s'interpose entre
nous et la maladie mentale.
La maladie de Huntington, qui devint célèbre
après avoir tué le chanteur folk Woody Guthrie
en 1967, fut diagnostiquée pour la première
fois par un médecin, le Dr George Huntington, en
1872 à la pointe est de Long Island. Il avait remarqué
qu'elle courait dans les familles. Des travaux ultérieurs
révélèrent que les cas de Long Island
faisaient partie d'un arbre familial beaucoup plus vaste
originaire de la Nouvelle-Angleterre. On avait détecté
plus d'un millier de cas dans les douze générations
de cette lignée. Tous descendaient de deux frères
qui avaient émigré du Suffolk (Sud-est de
l’Angleterre) en 1630. Certaines de leurs descendantes
furent brûlées comme sorcières à
Salem en 1693, sans doute à cause de la tournure
inquiétante des symptômes. Mais comme la mutation
ne se manifeste qu'à l'âge mûr, quand
les gens ont déjà des enfants, la pression
sélective permettant l'élimination naturelle
de la maladie est faible. En fait, plusieurs études
montrent que ceux qui ont la mutation semblent être
plus prolifiques que leurs frères et soeurs non atteints.
La maladie de Huntington a été la première
affection génétique à transmission
totalement dominante à être élucidée.
Elle diffère de l'alcaptonurie où il vous
faut deux exemplaires du gène mutant, un de chaque
parent, pour manifester les symptômes. Pour la chorée,
un seul exemplaire de la mutation suffira. La maladie semble
être plus grave quand elle est héritée
du père et la mutation a tendance à s'aggraver,
en multipliant les répétitions, en fonction
de l'âge croissant des pères des victimes.
À la fin des années 1970, une femme énergique
entreprit de trouver le gène Huntington. À
la suite de la mort éprouvante du célèbre
chanteur Woody Guthrie, sa veuve mit sur pied un comité
de lutte contre la chorée de Huntington ; elle fut
rejointe par un médecin du nom de Milton Wexler dont
la femme et trois beaux-frères avaient souffert de
la maladie. La fille de Wexler, Nancy, savait qu'elle avait
un risque de 50 % d'avoir elle-même la mutation et
elle devint obsédée par la recherche du gène.
On lui conseilla de laisser tomber. Trouver le gène
serait une gageure. Autant chercher une aiguille dans une
meule de foin de la taille de l'Amérique. Il lui
faudrait attendre quelques années que les techniques
s'améliorent et que l'objectif devienne réaliste.
Se fondant sur le rapport d'un médecin vénézuélien,
Americo Negrette, elle s'envola pour le Venezuela en 1979
afin de rendre visite à trois localités rurales
du nom de San Luis, Barranquitas et Laguneta, sur les rives
du lac Maracaibo. Ce lac, qui en fait est une immense baie
maritime pratiquement fermée, est situé à
l'extrême ouest du Venezuela, au-delà de la
cordillère de Merida.
Une vaste famille élargie habitant la région
comprenait un fort taux de cas de maladie de Huntington.
Selon l'histoire qui courait parmi ses membres, l'affection
provenait d'un marin du XVIIIesiècle. Nancy Wexler
réussit à retracer l'arbre généalogique
familial de la famille jusqu'au début du XIXe siècle
et put remonter à une femme dénommée
opportunément Maria Concepcion. Celle-ci vivait dans
les Pueblos de Agua, où les maisons étaient
construites sur pilotis au-dessus de l'eau. Cette ancêtre
prolifique eut 11 000 descendants en huit générations,
dont 9 000 étaient encore en vie en 1981. Pas moins
de 371 d'entre eux avaient la maladie de Huntington quand
Nancy Wexler vint pour la première fois, et 3 600
avaient un risque sur quatre de la développer, ayant
au moins un grand parent qui en manifestait les symptômes.
Nancy dut faire preuve d'un courage remarquable, étant
donné qu'elle-même pouvait être porteuse
de la mutation. « C’est impressionnant de voir
tous ces enfants exubérants, écrivait-elle,
pleins d’espoir en dépit de leur pauvreté,
de leur illettrisme, du travail épuisant et dangereux
des garçons partant pêcher dans de petits bateaux
sur le lac turbulent, sans parler de ces fillettes minuscules
qui tiennent la maison, s'occupent des parents malades et
font preuve d'une telle joie de vivre en attendant que frappe
ce fléau qui les prive de leurs parents, grands-parents,
tantes, oncles et cousins. »
Nancy Wexler se mit à fouiller dans la meule de
foin. Elle commença par collecter le sang d'environ
cinq cents personnes : « Ah, ces journées chaudes
et bruyantes de collecte de sang. » Puis elle envoya
les échantillons au laboratoire de Jim Gusella de
Boston. Il se mit à tester les marqueurs génétiques
pouvant le mettre sur la piste du gène : des bouts
d'ADN sélectionnés au hasard qui pourraient
ou non présenter une différence significative
entre les individus affectés par la mutation et les
autres. La chance lui sourit et vers la mi-1983 il avait
non seulement isolé un marqueur proche du gène
affecté, mais l'avait localisé au sommet du
bras court du chromosome 4. Il savait dans quelle trois
millionième partie du génome il résidait.
Mission accomplie ? Pas si vite. Le gène était
situé dans une région dont le texte faisait
un million de « lettres ». La meule de foin
avait rétréci, mais restait gigantesque. Huit
ans plus tard le gène restait encore une énigme
: « La tâche a été extrêmement
ardue dans cette région inhospitalière au
sommet du chromosome 4, écrivait Nancy Wexler dans
un style digne d’un explorateur victorien. Tout s’est
passé ces huit dernières années comme
si nous avions escaladé l’Everest. »
L'acharnement fut payant. En 1993, on trouva enfin le gène,
on en décrypta le texte, et la mutation qui donnait
la maladie fut identifiée. Le gène code une
protéine baptisée huntingtine : la protéine
a été découverte après le gène
d'où son nom. La répétition du CAG
au milieu du gène donne une longue bande de glutamines
au milieu de la protéine (CAG signifie glutamine
en « génétique »). Et, dans le
cas de la maladie de Huntington, plus il y a de glutamine
à cet endroit, plus la maladie se déclenche
tôt.
Mais le résultat de toute cette investigation paraissait
désespérément inadéquat. Si
le gène de Huntington est endommagé, pourquoi
fonctionne-t-il correctement pendant les trente premières
années de la vie ? Il semble que la forme mutante
du gène induit une très lente précipitation
d'agrégats. Comme pour la maladie d'Alzheimer et
l'ESB (encéphalite spongiforme bovine, c'est-à-dire
la maladie de la vache folle), c'est l'accumulation de grumeaux
de protéines au sein de la cellule qui provoque la
mort de celle-ci, peut- être en l'incitant à
se suicider. Dans la maladie de Huntington, le phénomène
se produit essentiellement dans l'aire cérébrale
du contrôle moteur, ce qui a pour résultat
la perte progressive de la maîtrise des mouvements.
La caractéristique la plus inattendue du bégaiement
exagéré des CAG est qu'il n'est pas spécifique
de la maladie de Huntington. On recense cinq autres maladies
neurologiques provoquées par ce qu'on appelle au
sein de gènes complètement différents,
dont par exemple l'ataxie cérébelleuse. Il
existe même un curieux compte rendu expérimental
qui mentionne qu'une longue séquence de CAG délibérément
insérée dans un gène de souris choisi
au hasard provoque le déclenchement tardif d'un trouble
neurologique analogue à la maladie de Huntington.
Les répétitions de CAG peuvent donc provoquer
des maladies neurologiques quel que soit le gène
où elles se manifestent. Par ailleurs, il existe
d'autres maladies neurologiques dégénératives
induites par la répétition exagérée
d'autres qui dans chaque cas commencent par C et finissent
par G. On connaît six maladies CAG. La répétition
de CCG ou de CGG plus de 200 fois vers le début d'un
gène situé sur le chromosome X provoque ,
une forme de retard mental de gravité variable mais
d'une fréquence étonnante (la norme est d'une
soixantaine de répétitions ; mais on peut
observer jusqu'à 1 000 répétitions).
La répétition entre 50 et 1 000 fois de CTG
dans un gène situé sur le chromosome 19 provoque
la dystrophie myotonique (une maladie neuromuscu- laire).
Plus d'une douzaine de maladies humaines sont dues à
l'extension de la répétition d'un mot de trois
lettres --il s'agit des maladies dites à polyglutamine.
Dans chaque cas l'élongation de la protéine
a tendance à se traduire par une accumulation dans
la cellule de grumeaux indigestes provoquant la mort de
celle-ci. Les symptômes diffèrent selon les
gènes activés dans les différents constituants
de l'organisme.
Qu'est-ce que le « mot » C*G a-t-il de si spécial,
mis à part qu'il signifie glutamine (l’un des
20 acides aminés)? Ce qu'on appelle le « phénomène
d’anticipation » donne une indication. On s'est
aperçu depuis quelque temps que les personnes souffrant
d'une forme sévère de la maladie de Huntington
ou du X fragile sont susceptibles d'avoir des enfants chez
qui la maladie prend une forme encore plus grave ou se déclenche
plus tôt que chez eux-mêmes. Le terme d'anticipation
signifie ici que plus le nombre de répétitions
est important, plus il a tendance à s'accroître
dans le gène des générations suivantes.
On sait que ces répétitions forment de petites
boucles d'ADN surnommées « les épingles
à cheveux ». L'ADN aime bien s'accoler à
lui-même en formant une structure en épingle
à cheveux où les C et G des C*G s'accolent
entre eux. Quand les épingles à cheveux se
déplient, le mécanisme de copie peut se tromper
et insérer plus d'exemplaires du mot qu'il n'en faut.
Une simple analogie peut permettre de mieux comprendre
le mécanisme. Si je répète un mot six
fois dans une phrase cag, cag, cag, cag, cag, cag il vous
sera facile de compter les exemplaires. Mais si je le répète
trente-six fois cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag,
cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag,
cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag, cag,
cag, cag, cag, cag je parie que vous allez vous tromper.
C'est ce qui se passe dans l'ADN. Plus il y a de répétitions,
plus il y a de pour que le mécanisme de copie en
ajoute une surnuméraire. Son doigt glisse et perd
sa place dans le texte. L’autre explication possible
(qui peut s’ajouter à la première) est
que le système de vérification, autrement
dit de correction des erreurs, fonctionne bien tant qu’il
s’agit de repérer les petites erreurs, mais
pas les grandes dans les séquences répétées
de C*G’.
Ce qui peut expliquer pourquoi la maladie se déclenche
tard dans l’existence. Laura Mangiarini, du Guy’s
Hospital de Londres, a créé des souris transgéniques
pourvues de copies d’un fragment de gène de
Huntington qui contenait plus d’une centaine de répétitions.
Au fur et à mesure du vieillissement des souris,
la longueur du gène s’accroissait dans tous
leurs tissus sauf un. Le gène comprenait jusqu’à
dix CAG surnuméraires. La seule exception était
le cervelet, la zone cérébrale responsable
du contrôle moteur. Les cellules du cervelet n’ont
pas besoin de se modifier au cours de la vie une fois que
les souris ont appris à marcher, de sorte qu’elles
ne se divisent jamais. Or les erreurs de copie surviennent
quand les cellules et Ies gènes se divisent. Chez
les êtres humains, le nombre de répétitions
de CAG dans le cervelet chute au cours de la vie, alors
qu’il s’accroît dans les autres tissus.
Dans les cellules qui fabriquent les spermatozoïdes,
le nombre de CAG s’accroît, ce qui explique
qu’il y ait une relation entre l’apparition
de la maladie de Huntington et l’âge du père
: les pères plus vieux ont des fils affectés
de formes plus sévères de la maladie et à
un âge plus précoce. (Soit dit en passant,
on sait aujourd’hui que le taux de mutations, au sein
du génome, est environ cinq fois plus élevé
chez l’homme que chez la femme, dans la mesure où
la réplication doit être réitérée
pour fournir suffisamment de nouveaux spermatozoïdes
au cours de l’existence.)
Certaines familles semblent plus portées à
l’apparition spontanée de la mutation de Huntington
que d’autres. Cela s’explique non seulement
par le fait qu’elles présentent un nombre de
répétitions tout juste inférieur au
seuil critique (disons entre vingt-cinq et trente-cinq),
mais par le fait que ce nombre saute au-dessus du seuil
acceptable environ deux fois plus facilement que chez d’autres
personnes présentant pourtant un nombre de répétitions
comparable. Il s’agit, là encore, d’une
simple histoire de lettres. Prenez deux individus : l’un
a trente-cinq CAG suivis d’un bouquet de CCA et de
CCG. Si le lecteur se trompe et ajoute un CAG supplémentaire,
le nombre de répétitions a grossi d’une
unité. L’autre individu a trente-cinq CAG,
suivis par un CAA puis deux autres CAG. Si le lecteur se
trompe et lit CAG à la place de CAA, cela fera non
pas une mais trois répétitions supplémentaires,
tenu compte des deux CAG déjà en place.
J’ai peut-être l’air de faire du zèle
en vous submergeant de détails sur les CAG du gène
de Huntington, mais sachez qu’on ne savait pratiquement
rien de tout cela il y a seulement cinq ans. On n’avait
pas trouvé le gène ni identifié la
répétition de CAG ; on ne connaissait pas
la huntingtine ; on n’avait même pas deviné
qu’il y avait un rapport avec les autres maladies
neuro-dégénératives ; les taux de mutations
et leur cause restaient mystérieux et on ne s’expliquait
pas l’effet paternel. De 1872 à 1993 on ne
savait pratiquement rien de la maladie de Huntington mis
à part qu’il s’agissait d’une affection
génétique. Le champignon de la connaissance
a poussé ensuite en une nuit ou peu s’en faut,
en acquérant une telle taille qu’il faut plusieurs
jours pour en prendre connaissance dans une bibliothèque
: près d’une centaine de chercheurs ont publié
des articles sur le gène de Huntington depuis 1993
! Tout cela pour un seul gène. L’un des 30
000 à 60 000 gènes du génome humain.
Si vous n’êtes pas encore convaincu de l’immensité
de la boîte de Pandore ouverte par James Watson et
Francis Crick un certain jour de 1953, l’histoire
du gène de la maladie de Huntington s’en chargera
sûrement. Comparé au savoir qui reste à
glaner dans le génome, tout le reste de la biologie
tient dans un dé à coudre.
Avec tout cela, on n’a toujours pas réussi
à guérir un seul cas de maladie de Huntington.
Tout le savoir auquel je viens de rendre hommage n’a
pas suscité le moindre traitement. Dans sa simplicité
implacable, cette fichue répétition de CAG
a rendu la situation de ceux qui cherchent un remède
encore plus lugubre. Le cerveau comprend cent milliards
de cellules. Comment se rendre dans chacun des gènes
impliqués pour y raccourcir les séquences
de CAG ?
Nancy Wexler raconte l’histoire d’une des femmes
de l’étude du lac de Maracaibo. Elle s’était
rendue à la cabane de Nancy pour se soumettre aux
tests permettant de détecter les premiers signes
neurologiques de la maladie. Elle paraissait en parfaite
santé, mais Nancy savait que des tests pouvaient
identifier certains signes ténus de la maladie bien
avant que le ou la malade les perçoive. Il n’y
avait pas de doute, la femme présentait les signes
en question. Mais, contrairement à la plupart des
gens, elle demanda aux médecins, à l’issue
de l’examen, quelle était leur conclusion.
Avait-elle la maladie ? Le médecin répondit
par une autre question : Qu’en pensez-vous ? Elle
pensait être indemne. Les médecins évitèrent
de lui dire ce qu’ils pensaient, invoquant la nécessité
de mieux connaître les patients avant de leur donner
le diagnostic. Dès qu’elle eut quitté
la pièce, son ami fit irruption dans un état
proche de l’hystérie. Que lui avez-vous dit
? Les médecins le lui dirent. « Dieu merci
», répondit-il en s’expliquant : la femme
l’avait prévenu qu’elle demanderait le
diagnostic et que, si elle avait la maladie, elle se suiciderait
immédiatement.
Il y a plusieurs aspects dérangeants dans cette
histoire. D’abord, le dénouement heureux trompeur.
La femme a effectivement la mutation. Elle affronte une
sentence de mort qu’elle pourra exécuter elle-même
ou qui sera exécutée beaucoup plus lentement.
Elle ne peut échapper à son destin, quelle
que soit la sollicitude des experts. Elle a incontestablement
le droit de savoir ce qu’il en est, et de traiter
l’information comme il lui plaît. Si elle souhaite
agir sur le diagnostic en se tuant, de quel droit les médecins
feraient de la rétention d’information ? Il
n’empêche qu’ils ont fait tout de même
« ce qu’il fallait faire ». Rien n’est
plus délicat que de donner le résultat d’un
test d’une maladie fatale ; dire crûment et
froidement ce qu’il en est n’est sans doute
pas la meilleure chose à faire. Se prêter à
un test de dépistage sans soutien psychologique est
le meilleur moyen d’aller au- devant de la détresse.
Mais cette histoire fait avant tout comprendre l’inutilité
du diagnostic en l’absence de traitement. Cette femme
pensait qu’elle allait bien. Imaginez qu’elle
ait eu cinq années d’ignorance heureuse devant
elle ; pourquoi lui dire qu’elle sombrerait dans la
folie une fois ces années écoulées
?
La personne qui a vu sa mère mourir de la maladie
de Huntington sait qu’elle a un risque sur deux de
la contracter. Évidemment, c’est une façon
de parler. Aucun individu ne peut avoir la maladie avec
une probabilité de 50 %. Ou il aura la maladie, ou
il ne l’aura pas. Le déterminisme est le même
à chaque fois. Le test génétique se
contente d’ôter l’emballage statistique
et de dire si les 50 % invoqués sont en réalité
100 % ou 0 %.
Nancy Wexler craint que la science ne soit actuellement
dans la position de Tirésias, le prophète
aveugle de Thèbes. Tirésias avait surpris
par hasard Athéna dans son bain, laquelle l’avait
rendu aveugle. Elle s’était ensuite repentie,
mais faute de pouvoir lui rendre la vue elle lui avait donné
le pouvoir de seconde vue. Mais voir l’avenir lui
fut une malédiction dans la mesure où il voyait
sans pouvoir intervenir. « Quel malheur d’être
sage quand la sagesse n’en profite pas », déclara
Tirésias à OEdipe. Ou, comme dirait Nancy
Wexler : « Tenez-vous à savoir quand vous mourrez,
surtout quand vous savez que vous n’avez pas le pouvoir
de changer le dénouement ? » La plupart des
personnes qui sont susceptibles d’avoir la maladie
de Huntington et qui, depuis 1986, peuvent faire un test
de dépistage de la mutation choisissent l’ignorance.
20 % seulement optent pour le test. Curieusement, mais cela
peut se comprendre, les hommes sont trois fois plus nombreux
à choisir l’ignorance que les femmes. Ils sont
plus inquiets pour eux-mêmes que pour leur progéniture.
Et quand les personnes à risque choisissent de savoir,
l’éthique se révèle byzantine.
Le membre de la famille qui fait le test teste en fait l’ensemble
de la famille. Bien des parents se résolvent au test
avec réticence pour l’avenir de leur progéniture.
Et les idées fausses pullulent, y compris dans les
manuels et notices médicales. La moitié des
enfants peuvent être atteints, dit l’un en s’adressant
aux parents porteurs de la mutation. Ce qui n’est
pas exact : en fait, chaque enfant a un risque sur deux
d’être porteur, ce qui est très différent.
La façon de présenter le résultat du
test est également extrêmement délicate.
Des psychologues ont constaté que les gens acceptaient
mieux qu’on leur dise qu’ils avaient trois chances
sur quatre d’avoir un bébé non porteur
qu’un risque sur quatre d’avoir un bébé
atteint. Et pourtant c’est la même chose.
La maladie de Huntington occupe un point extrême
du spectre génétique. Son déterminisme
est inexorable et ne se dilue pas dans la diversité
environnementale. Une vie saine, de bons médecins,
un régime alimentaire équilibré et
la tendresse familiale n’y peuvent rien. Votre sort
est scellé dans vos gènes. Tel un augustinien
authentique, vous allez au paradis par la seule grâce
de Dieu et non grâce à votre bonne conduite.
Cela nous rappelle que le génome, pour être
une véritable bible, peut nous apporter le type de
savoir le plus décourageant qui soit : la connaissance
de notre destinée, autrement dit un savoir dont on
ne peut rien faire, la malédiction de Tirésias.
Et Nancy Wexler ? Qu’a-t-elle choisi ? Elle et sa
soeur aînée Alice, à la fin des années
1980, ont envisagé à plusieurs reprises avec
leur père Milton de se soumettre toutes deux au test.
La discussion a été serrée, vindicative
et sans conclusion. Milton était contre, craignant
une fiabilité du test insuffisante et un faux diagnostic.
Nancy s’était décidée à
passer le test, mais sa détermination s’évapora
progressivement face à une éventualité
défavorable. Alice fit le récit de leurs débats
dans un journal qui prit la forme d’un examen de conscience
et fut publié sous le titre de Mapping Fate (La carte
du destin). Au bout du compte ni l’une ni l’autre
ne s’est soumise au test. Nancy a désormais
l’âge auquel la maladie de sa mère fut
diagnostiquée”.