La
sagesse biologique
ou
pourquoi certaines mouches mangent leur mère
Stephen
Jay Gould
Darwin
et les grandes énigmes de la vie
Éditions Pygmalion, 1979
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Stephen
Jay Gould (1941-2002) a fait carrière à
l'université de Harvard où il enseignait
la paléontologie, la géologie et l'histoire
des sciences. Il a développé, avec Niles
Eldredge, la théorie
des équilibres ponctués. Il est
surtout connu pour ses nombreux ouvrages de vulgarisation
sur l'évolution.
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La
nature est-elle un bon ingénieur?
L’homme
ayant créé Dieu à son image, il n’est
pas étonnant que la doctrine de la création
des espèces ait toujours réussi à rendre
compte des adaptations que nous sommes capables de comprendre
intuitivement. Peut-on prétendre que les animaux
ne sont pas parfaitement conçus pour remplir le rôle
qui leur est assigné, en regardant une lionne chasser,
un cheval courir ou un hippopotame se vautrer dans la boue
?
La théorie
de la sélection naturelle n’aurait donc jamais remplacé
la doctrine de la création si ce type d’adaptation
parfaite était fréquent dans la nature. Darwin
l’avait bien compris, et il fit porter ses efforts sur les
structures qui paraissent déplacées dans un
monde régi par une sagesse infaillible. Pourquoi,
par exemple, un architecte intelligent aurait-il créé,
pour la seule Australie, l’ordre des marsupiaux, qui joue
le même rôle que les mammifères à
placenta sur les autres continents ? Darwin a même
consacré un livre entier aux orchidées pour
démontrer que les structures destinées à
assurer la fécondation, par l’intermédiaire
des insectes, sont bricolées à partir d’éléments
dont les ancêtres se servaient dans un autre dessein.
Un bon ingénieur aurait certainement fait mieux.
Ce principe
est toujours vrai. Le meilleur exemple d’adaptation par
évolution est celui qui choque le plus notre intuition
par son étrangeté et sa bizarrerie. La science
n’est pas " le bon sens systématique ". Pour
être passionnante, elle doit remettre en question
notre vision du monde et opposer des théories solides
aux vieux préjugés anthropocentristes que
nous appelons intuition.
La
reproduction de la mouche cécidomyiidée
Prenons
le cas des mouches de la famille des cécidomyiidés,
provoquant des galles chez les végétaux. La
vie telle que l’expérimentent ces mouches minuscules
provoque une impression de douleur et de dégoût
si nous lui appliquons les critères de nos propres
conduites sociales.
Les
mouches cécidomyiidées peuvent grandir et
se reproduire de deux manières différentes.
Dans certaines conditions, elles se développent,
d’abord dans des œufs, puis se métamorphosent en
larve et en chrysalide avant de devenir des mouches ordinaires,
capables de se reproduire sexuellement. Mais d’autres fois,
les femelles se reproduisent par parthénogenèse
et donnent naissance à leurs petits sans avoir été
fécondées. La parthénogenèse
est assez, fréquente chez les animaux, mais celle
des mouches cécidomyiidées est particulièrement
originale. Tout d’abord, les femelles parthénogénétiques
arrêtent très tôt leur développement.
Elles ne parviennent jamais au stade de mouche adulte, mais
se reproduisent à l’état de larve ou de chrysalide.
Ensuite, ces femelles ne pondent pas d’œufs. Les petits
se développent à l’intérieur même
de la mère, ne reçoivent aucune nourriture
et ne se trouvent pas dans un utérus. Ils occupent
les tissus de la mère et finissent par emplir son
corps tout entier. Pour assurer leur croissance, ils dévorent
les entrailles de leur mère. Ils naissent quelques
jours plus tard. Il ne reste plus alors de leur unique parent
qu’une enveloppe chitineuse. Et, quelques jours plus tard,
leurs propres enfants commencent déjà à
les dévorer.
Pourquoi
ce mode de reproduction?
Pourquoi
un mode de reproduction aussi étrange ? Car il est
exceptionnel chez les insectes, et pas seulement par rapport
à nos propres critères. Quelle est, du point
de vue de l’adaptation, la signification d’un mode de vie
aussi radicalement contraire à ce que nous croyons,
intuitivement, bon ?
Pour
répondre à cette question, il nous faut trouver
un système génétiquement comparable,
mais adapté à un mode de vie différent.
Heureusement, le cycle complexe des cécidomyidés
nous en donne la possibilité. Il est inutile de comparer
la mère larvaire et asexuée à une espèce
voisine qui, nécessairement ne sera pas tout à
fait semblable sur le plan génétique. En revanche,
il est possible de l’étudier par rapport à
l’autre manifestation, génétiquement semblable,
de la même espèce : la mouche normale, sexuée.
Qu’est-ce qui différencie, sur le plan écologique,
la forme parthénogénétique de la forme
normale ?
Les
cécidomyidés vivent sur les champignons et
s’en nourrissent. La mouche normale, mobile, remplit les
fonctions d’explorateur : elle découvre de nouveaux
champignons. Sa descendance, installée sur une abondante
provision de nourriture, se reproduit asexuellement, à
l’état de larve ou de chrysalide, et devient la manifestation
immobile, occupée uniquement à se nourrir
de l’espèce. Un seul champignon peut en effet, subvenir
aux besoins de plusieurs centaines de ces minuscules mouches.
Nous savons que la reproduction parthénogénétique
continuera aussi longtemps qu’il y aura suffisamment de
nourriture. On a ainsi réussi à obtenir en
laboratoire 250 générations larvaires consécutives,
en assurant la nourriture et en empêchant la surpopulation.
Dans la nature, cependant, le champignon finit toujours
par être entièrement consommé.
H. Ulrich
et ses collaborateurs ont étudié les réactions
de la Mycophila speycri à la diminution de
la quantité de nourriture disponible. Quand la nourriture
est abondante, les mères parthénogénétiques
ne produisent que des femelles. Lorsque la quantité
de nourriture diminue, on obtient uniquement des mâles,
ou un mélange de mâles et de femelles. Si la
larve ne trouve pas à se nourrir, elle devient une
mouche normale.
Ces
observations montrent nettement en quoi consiste l’adaptation.
La femelle parthénogénétique incapable
de se déplacer, ne quitte pas le champignon, et se
nourrit. Quand les réserves sont épuisées,
elle produit des descendants pourvus d’ailes, qui partent
à la recherche de nouveaux champignons. Mais cela
ne résout pas notre problème, parce que ça
ne répond pas à la question principale : pourquoi
se reproduire aussi rapidement, à l’état de
larve ou de chrysalide, et pourquoi s’autodétruire,
dans un sacrifice suprême au bénéfice
de ses descendants ?
Je crois
que la solution de ce problème se trouve dans les
mots " aussi rapidement ". La théorie évolutionniste
traditionnelle a dirigé ses recherches vers l’adaptation
morphologique. Dans ce cas, quels avantages les mangeurs
de champignons tirent-ils de la conservation d’une morphologie
juvénile chez les femelles reproductrices ? La théorie
traditionnelle s’est montrée incapable de résoudre
ce problème, parce qu’elle cherchait dans une mauvaise
direction. Au cours de ces quinze dernières années,
le développement de l’écologie théorique
des populations a transformé l’étude de l’adaptation.
Les évolutionnistes se sont rendu compte que les
organismes ne s’adaptent pas seulement par altération
de la taille ou de la morphologie, mais agissent également
sur leur rythme de vie et sur l’énergie investie
dans différentes activités – nourriture, croissance,
reproduction, par exemple. On appelle ces ajustements des
"stratégies du mode de vie".
Sélection
r et sélection k
Les
organismes produisent des stratégies différentes
pour s’adapter à des types différents d’environnement.
De toutes les théories qui lient stratégie
et environnement, celle de la sélection r
et K, mise au point par R. H. MacArthur et E. O.
Wilson, dans les années soixante, est certainement
la plus convaincante. L’évolution telle que la présentent
les ouvrages de référence et la presse à
gros tirage est un processus d’amélioration physique
continue : les animaux vivent " en harmonie " avec leur
environnement grâce à la sélection des
individus les mieux adaptés. Mais certains types
d’environnement ne provoquent pas une telle réaction.
Imaginons une espèce vivant dans un environnement
qui lui impose une mortalité catastrophique à
intervalles irréguliers – des étangs qui s’assèchent,
ou des hauts-fonds agités par des tempêtes,
par exemple. Ou bien que la nourriture soit éphémère
et difficile à trouver, mais extrêmement abondante
une fois localisée. Les organismes ne peuvent pas
s’harmoniser à un tel environnement. Il est trop
instable pour qu’on puisse s’y adapter. Dans de telles conditions,
il vaut mieux investir son énergie dans la reproduction,
fabriquer la plus grande quantité possible de descendants,
aussi rapidement que possible, afin d’être sûr
que certains d’entre eux au moins survivront à la
catastrophe; se reproduire à un train d’enfer tant
qu’il y a de la nourriture, car cela ne durera pas longtemps,
pour qu’une partie de la progéniture survive et en
découvre de nouveau.
Pour
les pressions sélectives tendant à favoriser
l’effort de reproduction au détriment de l’adaptation
morphologique, on parle de " sélection r ". Les organismes
ayant choisi ce type d’adaptation emploient une stratégie
r (r est le " taux intrinsèque de croissance
d’une population " dans un ensemble écologique
donné). Les espèces vivant dans un environnement
stable, dont la population est proche du maximum toléré
par l’environnement, n’ont pas intérêt à
produire des hordes de descendants à peine formés.
Il vaut mieux élever un petit nombre de descendants
bien adaptés. Dans le cas de ces espèces,
on parle de stratégie K – K étant la
"tolérance" de l’environnement dans le même
ensemble d’équations.
La larve
parthénogénétique de la mouche cécidomyiidée
vit dans un environnement de type r. Les champignons
sont de petite taille et très éloignés
les uns des autres, mais ils représentent une énorme
quantité de nourriture pour une mouche aussi minuscule.
La mouche cécidomyiidée a donc intérêt
à se servir du champignon qu’elle vient de découvrir
pour se reproduire aussi rapidement que possible. Et quel
est le meilleur moyen de se reproduire rapidement ? Les
mouches doivent-elles se contenter de pondre davantage d’œufs,
ou doivent
elles
se reproduire le plus tôt possible ?
Ce
problème d’ordre général a inspiré
beaucoup d’articles aux écologistes portés
sur les mathématiques. Dans la plupart des cas, l’avancement
de l’âge de la reproduction est la garantie d’un accroissement
rapide de la population. Un abaissement de 10 % de l’âge
de la première reproduction donne le même résultat
qu’un accroissement de 100 % de la fécondité.
Autres
exemples
Il est
donc finalement possible de comprendre la bizarre reproduction
de la mouche cécidomyiidée : elle s’est remarquablement
adaptée en se reproduisant très tôt
et en réduisant considérablement la durée
de chaque génération. Elle a su mettre au
point une stratégie habile, dans un environnement
r classique comportant des réserves de nourriture
à la fois éphémères et très
abondantes. Elle se reproduit sous forme de larve et, aussitôt
après l’éclosion, se met à fabriquer,
en elle-même, la génération suivante.
Chez Mycophitu speyeri, par exemple, l’individu parthénogénétique
ne subit qu’une seule métamorphose, se reproduit
au stade de la larve et peut fabriquer jusqu’à 38
descendants en cinq jours. Il faut deux semaines à
l’adulte normal, sexué, pour
se
développer. Les larves reproductrices
sont incroyablement efficaces. Cinq semaines après
avoir été introduite dans une cave à
champignons de couche, Mycophila speyeri peut atteindre
la densité de 70 000 larves au mètre carré.
Aphidés
(pucerons)
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On peut
revenir à la méthode comparative pour se convaincre
que cette explication est bien la bonne. D’autres insectes,
qui vivent dans un environnement comparable, ont un mode
de vie semblable à celui des cécidomyidés.
Les aphidés (pucerons) se nourrissent de la sève
des feuilles. La feuille représente, pour ces minuscules
insectes, ce que représente le champignon pour le
moucheron cécidomyidé : une grande quantité
de nourriture qu’il faut transformer aussi rapidement que
possible en aphidés. Il existe des formes parthénogénétiques
chez tous les aphidés, avec ou sans ailes. Naturellement
la forme sans ailes ne fait rien d’autre que manger et se
reproduire. Bien que ce ne soit pas une larve, ses caractéristiques
morphologiques sont, sur bien des points, celles de la jeunesse.
Elle est également capable de se reproduire très
tôt. En fait, l’embryon commence de se développer
à l’intérieur de la mère avant la naissance
de celle-ci, et il arrive que deux générations
se télescopent à l’intérieur d’une
même " grand-mère ". Leur aptitude à
se multiplier rapidement est légendaire. Si tous
ses descendants survivaient et se reproduisaient, une seule
femelle d’Aphis fabae produirait 524 milliards de
descendants en un an. Des aphidés pourvus d’ailes
apparaissent quand la feuille est usée. Ils volent
jusqu’à une autre feuille où leurs descendants
reviennent à la forme sans ailes, et la succession
rapide des générations reprend.
Micromalthus
debilis |
Ce qui,
au départ, paraissait inexplicable, semble maintenant
parfaitement raisonnable. Il est probable que c’est la stratégie
la mieux adaptée à certains environnements.
Mais nous ne pouvons pas l’affirmer, car nous savons trop
peu de chose de la biologie des cécidomyiidés.
Cependant, on remarquera que la même stratégie
est employée par un animal complètement différent,
le coléoptère Micromalthus debilis.
Ce coléoptère vit dans le bois humide, pourrissant,
et s’en nourrit. Quand le bois sèche, apparaît
une forme sexuée qui part à la recherche de
nouvelles ressources. La forme qui ne quitte pas le bois
humide possède les mêmes caractéristiques
d’adaptation que les cécidomyiidés. Elle se
reproduit très tôt. Le
petit
se développe à l’intérieur de la mère
et finit par la dévorer. Les mères produisent
trois types de descendance : uniquement des femelles quand
la nourriture est abondante, des mâles seulement ou
un mélange de mâles et de femelles, quand les
réserves s’épuisent.
Les
êtres humains, avec leur développement lent,
leur longue gestation et la taille de leurs portées
réduite au minimum, utilisent habilement la stratégie
K. Les stratégies employées par d’autres
organismes peuvent paraître étranges et inquiétantes,
mais il est certain que, dans leur environnement sélectif
r, les cécidomyiidés utilisent la bonne
méthode.
Tiré de : Gould, Stephen Jay, Darwin
et les grandes énigmes de la vie, Éditions
Pygmalion, 1979 |