Samedi 29 décembre 2001, p. F3

Autopsie d'une catastrophe

Claude Picher


L'île de Nauru

 

Je viens de lire, dans la dernière livraison de la revue The Economist, une histoire proprement hallucinante. Je me permets de vous la raconter (¹).

Elle met en cause la république de Nauru, petite île perdue au milieu du Pacifique Sud. Avec ses 12 000 habitants et ses 21 kilomètres carrés (à peu près, en superficie et en population, l'équivalent de la municipalité de Saint-Charles-Borromée, en banlieue de Joliette), Nauru est un des plus petits États indépendants au monde.

L'île a été administrée par différentes puissances. Occupée par les Japonais pendant la guerre, elle a été placée sous mandat australien en 1947. En 1968, les Nauruans ont opté pour l'indépendance. Malgré sa taille dérisoire, le nouvel État semblait promis à un brillant avenir. Il possédait de fabuleux gisements de phosphate, tellement fabuleux en fait que le produit intérieur brut (PIB) par habitant, à Nauru, était presque trois fois supérieur à celui des États-Unis!

Certes, les gisements de phosphate avaient déjà été abondamment exploités par des intérêts étrangers. Lors de l'accession à l'indépendance, ils étaient déjà épuisés aux deux tiers. Mais le tiers restant était encore amplement suffisant pour assurer aux Nauruans un niveau de vie exceptionnel.

La petite île, en effet, est devenue un véritable paradis. Ni taxes ni impôts. Éducation et soins de santé entièrement gratuits. Financement public du téléphone, de l'électricité et du logement. Un jeune Nauruan qui veut poursuivre des études post-secondaires en Australie peut le faire, tous frais payés par Nauru. La plupart des Nauruans n'ont pas besoin de travailler, et 95 % de ceux qui ont un emploi sont payés par le gouvernement. Il y a un terrain de golf où les habitants jouent à volonté, gratuitement.

Et après avoir montré autant de générosité, il y avait encore beaucoup beaucoup d'argent. Le gouvernement s'en est servi pour investir dans l'immobilier, notamment en Australie et en Nouvelle-Zélande. Il a aussi lancé sa propre compagnie aérienne qui, à son apogée, possédait une flotte de cinq Boeing 737... pour une population qui fait à peine le quart de celle de Drummondville!

Aujourd'hui, ce paradis est disparu. Les gisements sont épuisés depuis longtemps, laissant un paysage de désolation. Le terrain de golf est à peu près le seul espace vert qui subsiste dans l'île. Les Nauruans se nourrissent mal, et leur taux d'obésité est un des plus élevés de la planète. L'espérance de vie est tombée à 55 ans. On calcule que 50 % de la population est atteinte de diabète. Le PIB par habitant n'est plus que le quart de celui des États-Unis. Comme le rapporte The Economist, "il semble que l'activité favorite des Nauruans soit de faire le tour de l'île en voiture en ingurgitant moult bières et en balançant les canettes vides par la fenêtre". Brillantes perspectives sociétales!

Certes, il n'y a plus de phosphate, mais l'île a aussi été victime de la folie des grandeurs de ses dirigeants. La valeur de ses investissements immobiliers s'est effondrée. Air Nauru s'est révélée un véritable gouffre financier, en partie à cause de sa mauvaise réputation.

Il est arrivé que des présidents de Nauru monopolisent les avions pour partir en vacances avec leur suite, laissant dans l'aire d'embarquement de l'aéroport des passagers qui avaient dûment payé leur passage.

Le gouvernement a investi dans toutes sortes de projets plus ou moins crédibles. On cite le cas d'un Australien qui a écrit une comédie musicale sur la vie de Léonard de Vinci. Il a persuadé le gouvernement de Nauru de financer la production de l'oeuvre, à Londres. À peine quatre semaines plus tard, la production a dû être retirée, engloutissant avec elle 2 millions de dollars en fonds publics nauruans. On pourrait multiplier les exemples du genre.

Mais la partie la plus pathétique de l'histoire concerne les pitoyables pirouettes auxquelles la république de Nauru doit maintenant s'abaisser pour de l'argent.

Ainsi, Nauru a établi des liens diplomatiques avec Taiwan, qui est prête à faire bien des concessions pour obtenir une reconnaissance internationale. Ce truc permet à la petite république d'obtenir du crédit à des conditions avantageuses.

Nauru est devenue un des centres les plus laxistes de blanchiment d'argent. Pour seulement 25 000 $, vous pouvez lancer une banque à Nauru, sans que personne ne vous pose quelque question que ce soit. À elle seule, une petite cabane délabrée de Nauru abrite 400 sièges sociaux de banques. N'importe qui, mafioso russe ou narcotrafiquant colombien, peut aussi acheter la citoyenneté nauruanne sans se faire poser de questions.

Autre source de revenus: la république a poursuivi les gouvernements des anciennes puissances coloniales devant les tribunaux internationaux, les accusant d'avoir pillé les ressources de l'île. Des règlements à l'amiable ont permis à Nauru de récupérer quelques dizaines de millions.

La dernière trouvaille des autorités consiste à servir de parking pour les réfugiés ou faux réfugiés qui veulent entrer en Australie. Un premier contingent de 283 demandeurs d'asile a été refoulé d'Australie et accepté à Nauru cet automne; il a été suivi de deux autres contingents de 237 et de 262 personnes. L'Australie est trop heureuse de payer quelques dizaines de millions à Nauru pour se débarrasser du problème.

Toutes ces mesures sont insuffisantes pour maintenir les finances en bonne santé. Le gouvernement est lourdement endetté. L'eau et l'électricité sont rationnées. Le tiers de la fonction publique a été remercié. L'unique appareil que possède encore Air Nauru est cloué au sol.

En fait, la situation est tellement désespérée que les Nauruans discutent, le plus sérieusement du monde, de prendre le peu d'argent qui leur reste, d'acheter une autre île, et de repartir à neuf. "Mais, demande The Economist, quelle personne le moindrement sensée serait prête à permettre aux Nauruans de mettre la main sur une autre île?"

 

¹ - La plupart des informations contenues dans cette chronique sont extraites du reportage de The Economist. On peut trouver le texte complet de ce reportage sur le site de la revue, à l'adresse www.economist.com