Je
viens de lire, dans la dernière livraison de
la revue The Economist, une histoire proprement hallucinante.
Je me permets de vous la raconter (¹).
Elle
met en cause la république de Nauru, petite
île perdue au milieu du Pacifique Sud. Avec
ses 12 000 habitants et ses 21 kilomètres carrés
(à peu près, en superficie et en population,
l'équivalent de la municipalité de Saint-Charles-Borromée,
en banlieue de Joliette), Nauru est un des plus petits
États indépendants au monde.
L'île
a été administrée par différentes
puissances. Occupée par les Japonais pendant
la guerre, elle a été placée
sous mandat australien en 1947. En 1968, les Nauruans
ont opté pour l'indépendance. Malgré
sa taille dérisoire, le nouvel État
semblait promis à un brillant avenir. Il possédait
de fabuleux gisements de phosphate, tellement fabuleux
en fait que le produit intérieur brut (PIB)
par habitant, à Nauru, était presque
trois fois supérieur à celui des États-Unis!
Certes,
les gisements de phosphate avaient déjà
été abondamment exploités par
des intérêts étrangers. Lors de
l'accession à l'indépendance, ils étaient
déjà épuisés aux deux
tiers. Mais le tiers restant était encore amplement
suffisant pour assurer aux Nauruans un niveau de vie
exceptionnel.
La
petite île, en effet, est devenue un véritable
paradis. Ni taxes ni impôts. Éducation
et soins de santé entièrement gratuits.
Financement public du téléphone, de
l'électricité et du logement. Un jeune
Nauruan qui veut poursuivre des études post-secondaires
en Australie peut le faire, tous frais payés
par Nauru. La plupart des Nauruans n'ont pas besoin
de travailler, et 95 % de ceux qui ont un emploi sont
payés par le gouvernement. Il y a un terrain
de golf où les habitants jouent à volonté,
gratuitement.
Et
après avoir montré autant de générosité,
il y avait encore beaucoup beaucoup d'argent. Le gouvernement
s'en est servi pour investir dans l'immobilier, notamment
en Australie et en Nouvelle-Zélande. Il a aussi
lancé sa propre compagnie aérienne qui,
à son apogée, possédait une flotte
de cinq Boeing 737... pour une population qui fait
à peine le quart de celle de Drummondville!
Aujourd'hui,
ce paradis est disparu. Les gisements sont épuisés
depuis longtemps, laissant un paysage de désolation.
Le terrain de golf est à peu près le
seul espace vert qui subsiste dans l'île. Les
Nauruans se nourrissent mal, et leur taux d'obésité
est un des plus élevés de la planète.
L'espérance de vie est tombée à
55 ans. On calcule que 50 % de la population est atteinte
de diabète. Le PIB par habitant n'est plus
que le quart de celui des États-Unis. Comme
le rapporte The Economist, "il semble que l'activité
favorite des Nauruans soit de faire le tour de l'île
en voiture en ingurgitant moult bières et en
balançant les canettes vides par la fenêtre".
Brillantes perspectives sociétales!
Certes,
il n'y a plus de phosphate, mais l'île a aussi
été victime de la folie des grandeurs
de ses dirigeants. La valeur de ses investissements
immobiliers s'est effondrée. Air Nauru s'est
révélée un véritable gouffre
financier, en partie à cause de sa mauvaise
réputation.
Il
est arrivé que des présidents de Nauru
monopolisent les avions pour partir en vacances avec
leur suite, laissant dans l'aire d'embarquement de
l'aéroport des passagers qui avaient dûment
payé leur passage.
Le
gouvernement a investi dans toutes sortes de projets
plus ou moins crédibles. On cite le cas d'un
Australien qui a écrit une comédie musicale
sur la vie de Léonard de Vinci. Il a persuadé
le gouvernement de Nauru de financer la production
de l'oeuvre, à Londres. À peine quatre
semaines plus tard, la production a dû être
retirée, engloutissant avec elle 2 millions
de dollars en fonds publics nauruans. On pourrait
multiplier les exemples du genre.
Mais
la partie la plus pathétique de l'histoire
concerne les pitoyables pirouettes auxquelles la république
de Nauru doit maintenant s'abaisser pour de l'argent.
Ainsi,
Nauru a établi des liens diplomatiques avec
Taiwan, qui est prête à faire bien des
concessions pour obtenir une reconnaissance internationale.
Ce truc permet à la petite république
d'obtenir du crédit à des conditions
avantageuses.
Nauru
est devenue un des centres les plus laxistes de blanchiment
d'argent. Pour seulement 25 000 $, vous pouvez lancer
une banque à Nauru, sans que personne ne vous
pose quelque question que ce soit. À elle seule,
une petite cabane délabrée de Nauru
abrite 400 sièges sociaux de banques. N'importe
qui, mafioso russe ou narcotrafiquant colombien, peut
aussi acheter la citoyenneté nauruanne sans
se faire poser de questions.
Autre
source de revenus: la république a poursuivi
les gouvernements des anciennes puissances coloniales
devant les tribunaux internationaux, les accusant
d'avoir pillé les ressources de l'île.
Des règlements à l'amiable ont permis
à Nauru de récupérer quelques
dizaines de millions.
La
dernière trouvaille des autorités consiste
à servir de parking pour les réfugiés
ou faux réfugiés qui veulent entrer
en Australie. Un premier contingent de 283 demandeurs
d'asile a été refoulé d'Australie
et accepté à Nauru cet automne; il a
été suivi de deux autres contingents
de 237 et de 262 personnes. L'Australie est trop heureuse
de payer quelques dizaines de millions à Nauru
pour se débarrasser du problème.
Toutes
ces mesures sont insuffisantes pour maintenir les
finances en bonne santé. Le gouvernement est
lourdement endetté. L'eau et l'électricité
sont rationnées. Le tiers de la fonction publique
a été remercié. L'unique appareil
que possède encore Air Nauru est cloué
au sol.
En fait,
la situation est tellement désespérée
que les Nauruans discutent, le
plus sérieusement du monde, de prendre
le peu d'argent qui leur reste, d'acheter une
autre île, et de repartir à neuf.
"Mais, demande The Economist, quelle personne
le moindrement sensée serait prête
à permettre aux Nauruans de mettre la
main sur une autre île?"
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