par
Clôde de Guise
Franc-vert, 15, no
3, juin-juill. 1998, p. 28-29
N.B.
Cet article date de 1998. La pisciculture dont il est
question a été fermée peu après
la publication de l'article. La fermeture de la pisciculture
et d'autres mesures ont permis de faire diminuer le
taux de phosphate et la quantité de cycanobactéries.
Un
bijou de lac de 12 km2 , situé dans la vallée
de la Gatineau, faisait la joie et les délices de plus
de 300 propriétaires riverains. Mais le lac Heney,
qui ne renouvelle son eau quà tous les dix ans,
est aujourdhui dans une situation on ne peut plus précaire.
Létablissement, en 1993, dune pisciculture
commerciale juste en bordure la détérioré
dune façon rapide et alarmante. LAssociation
pour la protection du lac Heney a tout essayé en vain
pour faire changer les choses. Quelle possibilité lui
reste-t-il? Le recours collectif, un outil de dernière
instance auquel les défenseurs de lenvironnement
ont de plus en plus... recours.
Remarquable
pour sa limpidité et reconnu pour la pêche à
la truite, le lac Heney a été pendant près
de 60 ans le paradis des touristes et des villégiateurs.
Depuis quelques années, la situation a changé
du tout au tout. Leau se brouille; des quantités
importantes de cyanobactéries - algues bleu-vert de
souches toxiques dénotant un surplus de phosphore -
envahissent les baies. Leau nest plus potable,
la pêche est en voie de disparition et la baignade est
interdite lorsquil y a présence dalgues.
Le rêve des 300 propriétaires et de cinq pourvoyeurs
vire au cauchemar.
Une
première sonnette dalarme
LAssociation pour la protection du lac Heney, créée
en 1980, a tout mis en oeuvre pour sauver le plan deau.
Depuis le début, elle collabore avec le ministère
de lEnvironnement et de la Faune (MEF) et les municipalités
de Northfield et Lac-Sainte-Marie pour en évaluer les
problèmes particuliers afin dapporter des correctifs.
Dès
1983, une première sonnette dalarme résonne.
Le rapport SOMER, résultat dune étude
environnementale menée par plusieurs ministères,
indique que le lac ne pourrait plus supporter une augmentation
du nombre de riverains sans quil y ait détérioration
de lécosystème. Le MEF et les municipalités
font fi de cet avertissement. Un permis dexpansion est
accordé à une scierie riveraine, de nouvelles
résidences sont construites et, en 1991, une station
dalevinage sétablit en bordure du lac;
deux ans plus tard, cette station sera convertie en une pisciculture
commerciale de 28 bassins produisant 100 tonnes de truites
par année.
«Tout
ce développement sest fait sans étude
dimpact environnemental et, bien sûr, sans consultation
publique», précise Jennifer Stewart, présidente
par intérim de lAssociation pour la protection
du lac. La production de poissons est reconnue comme lune
des activités agricoles les plus polluantes, même
plus que la production porcine!
En 1995,
sur recommandation du MEF, un nouveau comité voit le
jour, celui de la relance du lac Heney, qui regroupe lAssociation,
les municipalités de Northfield et Lac-Sainte-Marie,
la MRC de la Vallée de la Gatineau, des pourvoyeurs
du lac et le propriétaire de la pisciculture, Gestion
Serge Lafrenière inc. Le Comité sest fixé
quatre objectifs: redonner à leau une transparence
de 4 m comme jadis, éliminer les algues à la
surface, réduire le nombre de macrophytes qui envahissent
leau profonde, et réhabiliter lhabitat
du touladi (truite grise).
Phosphore
dévastateur
En 1996, une étude environnementale, menée par
lUniversité du Québec à Montréal
(UQAM), et subventionnée à parts égales
par le MEF et les riverains, démontre que létat
alarmant du lac est le résultat dun apport excessif
en phosphore, dont la principale source est la pisciculture.
Rappelons que le phosphore favorise la croissance des algues
et des plantes aquatiques. La preuve de leffet dévastateur
de la pisciculture a été faite en comparant
les relevés de phosphore de 1994 et ceux de 1997. À
lautomne 1994, le MEF a obtenu une mesure de 11 microgrammes
par litre deau, alors que le relevé de lUQAM,
en 1997, indiquait 23 microgrammes par litre, soit une augmentation
du double en moins de trois ans.
Le rapport
indique que la capacité maximale dabsorption
en phosphore de ce lac est de 231 kg/an. Or, lapport
actuel est denviron 1400 kg/an, dont 200 proviennent
des villégiateurs et des résidants permanents.
Les chercheurs de lUQAM préviennent donc que
les eaux profondes du lac Heney seront, sous peu, totalement
dépourvues doxygène et que la libération
du phosphore lié aux sédiments augmentera, pour
éventuellement signer larrêt de mort du
plan deau, si des mesures durgence ne sont pas
prises très rapidement.
En mars
1996, sans attendre la remise du rapport final de lUQAM,
le MEF octroie un permis autorisant le propriétaire
de la pisciculture à tripler sa production, pour atteindre
une capacité de 87 bassins totalisant 250 tonnes de
truites par année! Le permis est assorti de conditions
relatives au contrôle du phosphore: on permet des rejets
de 890 kg la première année lesquels devront
être réduits à 400 kg au cours des cinq
années suivantes. Selon le rapport de lUQAM,
cela sera probablement fatal au lac.
Pour les
riverains, la dégradation rapide du lac signifie la
perte de jouissance dun bien entraînant une importante
dévaluation foncière; en outre, des pourvoyeurs
risquent de faire faillite. Les propriétaires nont
donc pas attendu les premiers signes de dépérissement,
ni même létablissement de la pisciculture,
avant de mettre en place une série de mesures préventives
pour freiner la dégradation de leur lac. Ils ont amélioré
leurs installations septiques, font vidanger les fosses une
ou deux fois par année et nutilisent plus de
détergents contenant du phosphate. Ils réclament
en outre que le MEF et le MAPAQ (ministère de lAgriculture,
des Pêcheries et de lAlimentation) prennent action
pour diminuer les autres sources de phosphore (scierie, fermes,
pourvoiries) et pour que la pisciculture réduise ses
rejets de phosphore à zéro.
Lultime
recours
«Après
avoir épuisé toutes les avenues de la négociation
et les règles de bon voisinage, lAssociation
en a eu assez, et un comité sest penché
sur tous les recours juridiques possibles», raconte
Jennifer Stewart. La solution qui est apparue la meilleure
a été celle du recours collectif. LAssociation
a donc amorcé une poursuite en recours collectif contre
le propriétaire de la pisciculture, responsable de
la pollution, et contre le ministère de lEnvironnement
et de la Faune, qui la autorisé.
Lavocat
Michel Bélanger, spécialisé en environnement
et en recours collectif, explique que même si cette
formule nest pas une panacée, elle est celle
qui donne le meilleur accès aux services juridiques,
dans les cas qui sy prêtent, évitant aux
plaignants des frais de poursuite parfois exorbitants. Généralement,
précise-t-il, les plaignants ont accès à
un fonds daide gouvernemental couvrant une partie des
frais et des honoraires. Le principal atout du recours collectif
est de placer les parties sur un pied dégalité,
en termes de ressources. De plus, une poursuite devant les
tribunaux indique la détermination des plaignants à
obtenir gain de cause, lorsque les autres moyens ont échoué.
«Cela donne aux victimes la possibilité de faire
valoir leurs prétentions», souligne M. Bélanger.
Le processus
est toutefois un peu long, car une autorisation de la Cour
supérieure du Québec est nécessaire pour
démontrer la légitimité du recours. Or,
il faut compter plus dun an pour obtenir cette autorisation.
Lobjectif
du recours est de retirer une somme dargent pour compenser
les dommages subis, sans exclure la possibilité dintenter
une injonction pour faire interdire une activité polluante.
Ainsi, la poursuite de lAssociation pour la protection
du lac Heney se chiffre à 13 millions de dollars, ce
qui représente 50% de la valeur des propriétés
de villégiature et 30% de la valeur des résidences
permanentes.
Le simple
fait de demander lautorisation du recours collectif
suffit bien souvent, selon lavocat Bélanger,
à provoquer des règlements hors cour. Si un
tel règlement se produit dans le cas du lac Heney,
il reste à espérer, comme Mme Stewart, quil
ne surviendra pas après la mort du lac.
Au Québec,
depuis le début des années 1990, on a compté
près de 25 causes en recours collectif liées
à lenvironnement. Avec le retrait du MEF du contrôle
des activités polluantes, il ne restera bientôt
plus que le recours civil, pris directement par les victimes,
pour faire valoir ses droits, estime M. Bélanger. «Ce
nest rien pour préserver lenvironnement,
admet-il, mais espérons que laccès à
la justice, favorisé par le recours collectif, incitera
les pollueurs éventuels à plus de prudence.»
Victoire
de dernière heure?
Juste au moment où nous allions mettre sous presse,
le ministre de l'Environnement et de la Faune du Québec,
Paul Bégin, émettait un avis préalable
à la révocation du permis d'exploitation
de la pisciculture, «attendu que l'élimination
des rejets (en phosphore) de la pisciculture permet
d'arrêter la dégradation du lac Heney».
Le ministre accordait 30 jours à lentreprise
pour contester son avis, faute de quoi elle devrait
fermer ses portes.
Pour
l'Association pour la protection du lac Heney, cela
ressemblait à une glorieuse victoire, mais le
groupe a décidé de maintenir sa requête
en recours collectif. «Nous ne savons pas encore
si le propriétaire de la pisciculture contestera
l'avis du MEF ni s'il fera appel de la décision
du Ministère, explique Jennifer Stewart de lAssociation.
Sil faisait appel, il pourrait, en principe, poursuivre
son exploitation tant que la cour n'aurait pas statué».
Pour ceux qui ont mené la bataille, un espoir
est en vue, mais tout n'est pas encore gagné.
Le lac demeure dans un état d'extrême fragilité.